Ce printemps, la France vibre au diapason d’expositions qui se plongent dans les archives de son passé colonial. Désir de réparation ou opportunisme ?
Ne pas le voir serait faire preuve de mauvaise foi. La scène artistique parisienne vit un moment d’alignement des planètes. Tandis que de jeunes artistes décrochent leur premier solo (Julien Creuzet ; Gaëlle Choisne), leurs aînés accèdent à une reconnaissance institutionnelle qui se faisait attendre (Kader Attia ; Mohamed Bourouissa ; Neïl Beloufa). Par delà la diversité de leurs pratiques, ces artistes ont une chose en commun : leurs sujets, ils ne les glanent pas dans l’histoire de l’art, des formes ou des idées. D’origine antillaise, haïtienne ou algérienne, ils sont intimement porteurs des dissymétries de savoir et de pouvoir instaurés par le refoulé colonial.
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Exclus ou exotisés, les artistes issus de l’immigration ont longtemps été les damnés des cimaises. Désormais, une nouvelle génération accède à la visibilité. Pour la plupart, leur démarche est inductive ; ils partent du concret d’une situation et parlent d’eux pour parler du monde. L’histoire coloniale, de la migration, de l’exil, des archives ou du corpus théorique postcolonial n’est pas forcément leur sujet explicite, mais le prisme subjectif, les expériences corporelles et les mémoires enfouies rendent visible le retour du refoulé. Pour tordre le cou à l’ »objectivité écrasante » de l’Autre qu’évoque Frantz Fanon et assouvir le « désir d’être à l’origine du monde« , ces artistes délaissent les catégories identitaires pour laisser parler leur expérience d’individu hybridé – une expérience incompatible avec la construction d’un récit universaliste national.
« Au regard de la taille de l’ancien Empire français, la question coloniale est apparue très tardivement »
Dans le monde de l’art et de la pensée, les temps sont au grand retour des questions identitaires. En sont symptomatiques deux événements-boussole, toujours efficaces pour prendre la température intellectuelle : l’actuelle Triennale du Whitney Museum à New York et la prochaine Biennale de Berlin. Célébrant lors de leurs précédentes éditions l’hybridité joyeuse du web, elles buttent désormais contre la fermeture de frontières bien réelles. Les avatars ont été rattrapés par les migrants ; le cloud par les corps. A l’échelle de la France, le moment mérite d’être réinscrit dans l’histoire située des musées et des institutions.
« Il y a bien une spécificité de la question postcoloniale en France« , avance ainsi Olivier Marboeuf, fondateur et directeur du centre d’art Khiasma aux Lilas en banlieue parisienne. « Au regard de la taille de l’ancien Empire français, la question coloniale est apparue très tardivement dans les sciences humaines et dans l’art contemporain. Et cela traduit bien comment le principal héritage des Lumières est d’abord un puissant système d’invisibilisation. Ne distinguant ni race ni genre, le système universel français a totalement occulté les logiques d’inégalité, d’humiliation, de dominations derrière la figure du citoyen. Une institution qui systématiquement ne fait que se reconnaître elle-même dans les corps qu’elle valide et promeut a rendu très difficile l’émergence d’une élite intellectuelle racisée qui auraient contribuer à amplifier l’importance des études minoritaires et constituer un pôle de contre-pouvoir. »
Après un parcours d’éditeur, Olivier Marboeuf fonde Khiasma en 2004. « Ce qui est largement occulté aujourd’hui concernant mon parcours – outre le fait que je viens de la minorité des professionnels issus des classes populaires de banlieue – c’est que j’ai créé Khiasma comme beaucoup de racisés doivent créer leur propre employabilité. Mon cas de figure est l’arbre qui cache la forêt, puisque j’ai acquis ma visibilité en construisant mes propres outils. Et non pas en étant embauché comme curateur en institution – ce qui n’a jamais été mon projet. » Lieu d’exposition, de réflexion et de production, Khiasma conçoit les interventions des artistes comme le tissage d’un métarécit à plusieurs voix. Pionnière en France de la défense de la tradition anglo-saxonne des études culturelles et postcoloniales, la structure expose ainsi en 2011 Vincent Meessen, actuellement à l’honneur au Centre Pompidou ; et en 2014 Ismaïl Bahri, que l’on retrouvait l’été dernier au Jeu de Paume.
« Une géographie élargie de l’art » et ensuite ?
Depuis déjà quelques années, les musées entreprennent une relecture critique de l’histoire de l’art du XXe siècle. En 2009, le Centre Pompidou nomme la conservatrice Catherine David directrice adjointe et lui confie la charge du projet Recherche et Mondialisation. De 2013 à 2015, sous le titre Modernités Plurielles, 1905-1970, elle impulsera un réaccrochage des collections permanentes basé sur l’idée d’un « rééquilibrage des différentes régions du monde pour proposer une géographie élargie de l’art« . Or cette actualisation du récit de l’histoire de l’art continue toujours d’être effectuée depuis un cadre qui, lui aussi, mérite d’être soumis à une relecture critique : le modèle du musée lui-même. En procédant par ajouts – les femmes, les marges géographiques, les arts naïfs ou populaires – la construction d’un nouveau récit global continue d’appartenir à l’Occident. Pire, l’inclusion tendrait même à venir consolider la puissance de l’instrument muséal et valider la suprématie du canon moderniste en témoignant de son rayonnement incontesté.
D’où l’importance que l’actualisation des collections s’accompagne également d’un véritable décentrement de la pensée mené cette fois depuis ces expériences de pensée temporaires que sont les expositions, les seules à pouvoir véritablement ouvrir des alternatives au musée.
Ce point, l’exposition L’Ennemi de mon Ennemi au Palais de Tokyo en fait une démonstration magistrale. Conçue par l’artiste Neïl Beloufa avec le concours du curateur Guillaume Désanges, l’installation est une monstrueuse prolifération d’informations, un « objet » scénographique de carton-pâte où des robots viennent en permanence réagencer des ilots d’informations et d’images de manière aléatoire. Matérialisation d’un moteur de recherche, groupant les œuvres, artefacts et images imprimées du web selon les stratégies iconographiques dont elles usent et non selon le contenu véhiculé, la proposition vient pointer l’instrumentalisation implicite de tout système de représentation et le devenir-propagande auquel est promis tout musée.
Guillaume Désanges est formel : « J’aime les musées, tout en pensant que l’on peut considérer le musée en soi comme une structure coloniale, quoi que l’on mette dedans. L’idée d’amasser des trésors de partout, de les conserver et les exhiber relève d’une sorte d’indécence assez occidentale. Tenter de rééquilibrer les choses en incluant par exemple des œuvres du Moyen-Orient comme l’a fait le MoMA suite aux décrets anti-immigration de Trump n’en change pas fondamentalement la logique. Que les artefacts exposés soient le reflet des campagnes napoléoniennes ou d’une politique d’achats contemporains d’artistes d’Afrique, d’Asie ou d’ailleurs, l’énergie et les désirs qui président à l’idée même de musée restent les mêmes. »
Jouer la carte du temporaire pour échapper à l’ingestion
Il faut alors se demander ce que produisent les actuelles expositions où se manifeste comme une force active le passé colonial – par rapport à la mainmise des institutions sur un récit national présenté comme universel. D’un côté, l’effet de capitalisation est indéniable. Il y a là, dans la subite fascination pour le passé refoulé et les marges ignorées, quelque chose de l’ordre d’un « anthropophagisme » – et c’est particulièrement le cas dans le modèle français de l’assimilation universaliste. Un mouvement d’ingestion de l’Autre pour s’en approprier la puissance, inversant le sens que lui donnait Oswald de Andrade dans son Manifeste anthropophage de 1928, prônant de « manger la culture colonisatrice« . Désormais, les formes, modes de pensée et d’être-ensemble qui s’inventent depuis l’expérience de la marge, de la frontière et de la mobilité font plus que résister, elles s’affirment comme un creuset d’invention bouillonnant.
Impossible de les ignorer. Mais le mouvement actuel va au-delà de la simple prise en compte de l’altérité, puisque ces formes sont désormais réintégrées au système établi des grandes institutions de l’art contemporain. Faut-il y voir une logique cannibale visant à venir nourrir de sang frais une hégémonie déclinante? Etant donné ce mouvement d’ingestion, est-il alors possible d’affirmer une position singulière qui ne vienne pas renforcer le grand récit communicationnel de l’exotisme ? Il y a bien « une tendance » qui émerge actuellement autour des études postcoloniales, concède également Olivier Marboeuf. Ni traduites, ni enseignées en France jusqu’à très récemment, Khiasma joue depuis le début un rôle pionnier dans la diffusion de ce courant de pensée qui émerge dans les années 1990 depuis le monde anglo-saxon. Désormais, les grandes institutions sentent le vent tourner et s’y intéressent à leur tour. Mais qu’en faire, de cette tendance ? Simple effet de mode ou véritable désir de réparation ?
Pour Guillaume Désanges, également co-commissaire l’an passé à la Maison Rouge de L’Esprit français. Contre-cultures 1969-1989 et de There Was a Time in the Past where the Future was Present au Musée d’Art et d’Histoire de Saint Denis, la forme temporaire de l’exposition en fait un mode d’action de choix pour pluraliser les récits autorisés. « Contrairement aux collections d’un musée, une exposition rassemble et agence temporairement des idées et des objets. Certes, toute exposition légitime aussi un pouvoir, mais j’essaie que les miennes laissent transparaître leur nature fictionnelle et subjective. Le musée raconte également un récit construit, mais essaye souvent de faire croire à une écriture objective, invoquant la raison supérieure – et contraignante- de l’Histoire. »
Produire des formes « rugueuses » par la création d’alliances
Face au moment « euphorique« , Olivier Marboeuf se méfie. « Nous avons désormais les moyens de cette méfiance. Aujourd’hui, nous n’avons pas besoin des grandes institutions pour valider ce que nous fabriquons. Nous avons quitté définitivement cet épisode d’infantilisation qui est le plus visible des héritages coloniaux, traduit par cette obsession narcissique du centre – corps spectral d’un roi malade – autour duquel s’animerait une cours, et au loin les gueux et les bannis. Nous avons construits nos propres outils et commençons à créer nos propres systèmes de valeur, modes d’alliance, d’adresse et formes de travail et de vie. Bien sûr, ces sujets ne nous appartiennent pas – et je laisse à ceux que ça intéresse l’économie des sujets et discours de propriété. Il ne s’agit pas d’être contre les grandes institutions, mais simplement de ne plus être dépendants et d’ouvrir le nouveau chapitre d’un dialogue où la subordination n’a plus sa place« .
Pour lui, les relations s’horizontalisent de plus en plus. Les artistes et les penseurs s’invitent les uns les autres, construisent des réseaux et des alliances qui passent parfois par les grands centres que sont les institutions mais les débordent de toutes parts. Les formes produites elles aussi sont « rugueuses, elles restent au travers de la gorge » – et résistent de fait à toute récupération. Cette logique d’alliance est présente chez plusieurs des artistes que l’on retrouve aujourd’hui sous les feux des projecteurs. Ainsi le cœur actif de l’exposition Urban Riders de Mohamed Bourouissa au MAMVP est-il constitué par un espace expérimental et collectif conçu pour accueillir des workshops. Tout au long des trois mois de l’exposition s’y succèdent quatre activations qui, depuis la forme ponctuelle de l’exposition, n’en viennent pas moins mettre à jour les strates d’omissions qui constellent les fonds du musée. S’interrogeant de son côté sur les artistes algériens présents dans les collections l’année de la libération de l’Algérie en 1962, il invite également les artistes Gaëlle Choisne, Fayçal Baghriche et la rappeuse Casey.
Dans ce cadre, Gaëlle Choisne choisira d’éclairer les angles morts de l’histoire passera par la figure de l’artiste Hessie, disparue l’an dernier. En 1975, le Musée d’Art Moderne consacre une rétrospective à l’artiste d’origine cubaine Hessie. A partir de matériaux pauvres et domestiques, elle fait de la toile écrue le site d’une organisation spatiale minimaliste rigoureuse dont la radicalité n’a rien à envier à une homologue peintre américaine révérée comme Agnes Martin. Mariée au peintre DADO, ce sera cependant lui qui s’arrogera les honneurs, au point que le musée ne conserve aucune œuvre ni archive de l’artiste. Pour pallier l’absence de cette artiste femme et de couleur, Gaëlle Choisne écrit des textes à propos de son travail et emprunte une œuvre à la galerie représentant désormais l’estate de Hessie. Se réclamant à son tour du mouvement du « Survival Art », elle mènera dans cet espace d’archives alternatives des ateliers avec des populations migrantes.
Subjectiviser les archives, s’inventer à soi-même ses propres mythes fondateurs
A la galerie Untilthen où elle présente actuellement sa propre exposition solo ressort également la question de la subjectivisation des archives. Scans de planches de végétaux exotiques dont le résultat garde la trace des mains qui les a manipulées, films recomposés à partir de clips Youtube pour évoquer la survivance de mythes et de croyances, sculptures à la matérialité toxique dévorant les images à leur surface et micro-climat à la touffeur tropicalo-DIY recréent un écosystème où une organicité proliférante dissout les velléités de maîtrise des systèmes de classement. Rien n’est conservé ; tout circule et se transforme. En filigrane se lit l’histoire d’un pays, Haïti, dont est originaire la mère de l’artiste. A mesure que s’estompent les archives photo (par l’action délétère du silicone, par l’infiltration de la chaleur et de l’humidité) se précise une narration alternative qui n’a plus rien ni d’historique ni de linéaire. Ce récit, c’est la capture fantasmée d’une terre saisie à travers ses mythes, qui s’écrivent ici à partir de la plus grande archive en open-source qui soit : internet.
« Mon travail manifeste une prise de position physique où je viens matérialiser une iconographie. Je pense l’histoire de l’histoire, mais je le fais physiquement« , raconte-t-elle. Elle aussi ne manque pas de souligner l’importance du travail collectif dans sa pratique, l’exposition accueillant de nombreux temps d’activation où d’autres artistes viendront performer ou montrer des films. De manière plus générale, les questions de l’identité passent également par une jeune génération grandie avec la déhiérarchisation de la culture par ces machines à reprogrammer la linéarité de l’archive que sont les hyperliens de Wikipedia et le sampling de la musique électronique. Chez Julien Creuzet, exposé au début de l’année à la Fondation Ricard et à Bétonsalon, l’écriture et sa diffusion via la musique et les pièces sonores fait écho à l’exposition actuelle de l’artiste, écrivain et activiste Hannah Black au Centre d’Art Contemporain de Genève. Chez elle, le texte, imprimé sous la forme d’un livre ou lu lors d’une performance avec la musicienne Bonaventure, sert également de matrice pour exprimer les angoisses quotidiennes d’un personnage auto-fictionnel face aux inégalités de race, de genre et de classe.
Ces formes qui s’inventent ne sont pas une note de bas de page au récit linéaire de l’art occidental. Pauvres, précaires, volatiles ou au contraire proliférantes, elles s’opposent à la logique même de la mise en archive – voire du musée, puisque leur conservation même pose problème. Elles traversent les grandes institutions, elles les habitent et les hantent ponctuellement, mais ces artistes sont avant tout des passe-muraille. Ils refusent de se faire le présent d’un passé dont les voies sont déjà tracées d’avance, enclenchant alors pour le dire avec le théoricien Walter Mignolo un mouvement de « déprise » ou de « désobéissance épistémique » par rapport à l’institution et ses tendances cannibales à la « réoccidentalisation« . En restant fidèle à la transdisciplinarité source du postcolonialisme et des cultural studies, il est également possible d’y lire un moment générationnel croisant d’autres désirs de désidentification qui émergent notamment via le champ des queer studies.
Certes, cette autodétermination là ne se conquiert que sur fond de violences structurelles et sociales qui n’ont rien de fictionnel. Mais s’il fallait assigner à l’art et à ses institutions une portée émancipatrice, ce serait bien celle-là : l’élaboration d’un laboratoire où tester en conditions de moindre pesanteur des modèles d’émancipation.
• Op-Film : une archéologie de l’optique de Filipa César & Louis Henderson, jusqu’au 28 avril à Khiasma aux Lilas
• L’Ennemi de mon Ennemi de Neïl Beloufa (cur. Guillaume Désanges), jusqu’au 13 mai au Palais de Tokyo à Paris
• Hybris de Gaëlle Choisne, jusqu’au 27 mai à la galerie Untilthen à Paris
• L’Un et L’Autre de Kader Attia & Jean-Jacques Lebel jusqu’au 13 mai au Palais de Tokyo à Paris ; Les racines poussent aussi dans le béton de Kader Attia, du 14 avril au 16 septembre au MAC VAL à Vitry-sur-Seine
• Vincent Meessen, jusqu’au 28 mai au Centre Pompidou à Paris
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