Fascinante série documentaire Netflix, « Wild Wild Country » revisite une affaire oubliée de l’histoire américaine, qui a vu, au milieu des années 80, une secte hindouiste édifier une ville utopique en plein coeur des Etats-Unis.
Si depuis un certain temps Netflix nous a habitué à la qualité médiocre de ses longs-métrages de fiction (en témoignent le désastreux Bright, le rapiécé Cloverfield Paradox ou le raté Annihilation) il en va autrement pour les documentaires proposés par le géant du streaming. Dans le sillage de l’incroyable Making a murderer – qui suivait sur dix ans les tribulations d’un citoyen américain condamné pour meurtre que tout semble pourtant innocenter – d’autres séries documentaires de haute tenue (The Keepers, The Confession tapes…) ont vu le jour sur Netflix, utilisant un dispositif similaire : aucune voix off, un grand nombre de témoignages, une mise en scène soignée mêlant images d’archives et captations plus récentes et, surtout, une rigueur journalistique à toute épreuve apparentant la démarche documentaire à une véritable forme de contre-enquête.
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Wild Wild Country, disponible depuis quelques semaines sur la plateforme de streaming, ne déroge pas à la règle et donne à son tour ses lettres de noblesse à la production documentaire estampillée Netflix. La série de 6 épisodes revient sur un pan oublié de l’histoire récente américaine ; l’édification spectaculaire au cœur de l’Oregon d’une ville censément utopique par une communauté religieuse aux allures de secte hindouiste, et les violentes tensions avec les locaux qui en découlèrent.
Antelope, Population : 46
1981. La petite ville tranquille d’Antelope, enfouie dans les terres reculées de l’Oregon, voit débarquer de bien curieux personnages. Des milliers d’hommes et de femmes, tous vêtus de rouge et d’orange se mettent à arpenter les environs du petit bourg, affichant d’inaltérables sourires. En cause, l’achat d’un ranch de 32.000 hectares par un certain Bhagwan Shree Rajneesh, un énigmatique gourou indien ayant fidélisé une immense communauté à travers le monde. Pour la cinquantaine d’habitants d’Antelope, pour la plupart des retraités venus couler des jours tranquilles loin des métropoles, c’est d’abord la stupéfaction. A mesure que Rajneeshpuram – la ville utopique à la gloire du gourou fondée par sa communauté – prend forme, faisant affluer toujours plus de fidèles aux mœurs légères et aux préceptes religieux interlopes, la stupéfaction fait place à la grogne. S’engage alors un bras de fer juridique, aux ramifications parfois criminelles, qui fera les gros titres du comté, de l’Etat, puis du pays.
Créée par les documentaristes Chapman et Maclain Way, et produit par Jay et Mark Duplass – les deux frères tour à tour acteurs, réalisateurs ou producteurs, versés dans le cinéma indépendant à forte teneur sundancienne – Wild Wild Country exhume de manière passionnante une affaire ayant secoué l’Etat a priori tranquille d’Oregon dans un contexte proprement hallucinant. Hallucinant d’abord dans la détermination de ces milliers de fidèles – pour la plupart des occidentaux éduqués et relativement aisés – qui, dans le creux d’une crise existentielle ayant précédé un « éveil spirituel », n’hésitent pas à abandonner leur ancienne vie pour construire, à partir de rien, une véritable ville autonome. A son apogée Rajneeshpuram comptera près de 30.000 habitants, des centaines de maisonnettes, un hall de prière aux proportions démesurées, un barrage et une centrale électrique fonctionnels, une milice lourdement armée, un immense lac artificiel et même un aéroport…
Hallucinant aussi dans les proportions qu’atteignent, en 1985, les tensions opposant la communauté de Rajneeshpuram – dont les fidèles se radicalisent à mesure que gonflent leurs rangs – aux habitants, parfois rustres, d’Antelope, puis de la ville voisine de The Dalles. Au programme : combat juridique, manigances politiques, intimidations musclées, conflits intestins, empoisonnement de masse et tentatives d’assassinat…
Rendre le monde meilleur
La série déroule son récit en s’appuyant aussi bien sur les témoignages d’habitants d’Antelope au moment des faits, que sur les confidences, parfois effrayantes, d’anciens fidèles de Bhagwan ayant depuis pris leurs distances avec la communauté. Sur la quinzaine d’intervenants, on suit en particulier le témoignage de Ma Anand Sheela, partisane de la première heure de Bhagwan, qui fut secrétaire personnelle du gourou et porte-parole de la communauté. Sheela, dont le sourire solaire et la physionomie a priori inoffensive induisent en erreur, passe du statut de fidèle béate, subjuguée dés son adolescence par l’aura magnétique de Bhagwan, à celui de véritable cheffe de guerre à la froide logique martiale, prête à tout, et parfois au pire, pour faire prospérer sa communauté face aux dénonciations répétées, tantôt avérées tantôt fantasmées, d’une Amérique reculée, protestante et pudibonde, peu encline aux élans spirituels et libertaires prônés par les fidèles de Bhawgan.
On suit par ailleurs les témoignages d’anciens habitants d’Antelope, dont les grommellements laconiques et la colère facilement ravivée expriment encore, plus de 30 ans après les faits, la stupéfaction qui fut la leur face à la tournure ahurissante que prit leur cohabitation forcée avec des illuminés dont ils n’auront jamais saisi les préceptes.
Parmi les témoignages des fidèles de Bhagwan, celui d’un juriste à la retraite, qui fut avocat du gourou puis maire de Rajneeshpuram, donne toute la mesure de l’entreprise démesurée, et foncièrement utopiste, que fut l’édification de cette improbable communauté. Ses yeux embués lorsqu’il se remémore les souvenirs heureux comme leurs résolutions dramatiques en disent long sur la détermination sans faille qui fut celle de milliers d’hommes et de femmes, persuadés qu’ils allaient rendre le monde meilleur.
Une réflexion passionnante sur la justice américaine
Mais si Wild Wild Country s’intéresse à la personnalité ésotérique du gourou Bhagwan et à son emprise spirituelle sur une cohorte de fidèles, la série ne cherche jamais à questionner les mécanismes d’embrigadement de ces croyants en perte de repère, leurs crises existentielles ou les étapes de leur endoctrinement. A l’inverse de Going Clear : Scientology and the prison of belief ou Holy Hell, deux autres documentaires visibles sur Netflix qui plongeaient dans les arcanes des sectes aux Etats-Unis, Wild Wild Country ne relate que brièvement les préceptes et dogmes établis par Bhagwan et sa communauté et préfère utiliser son sujet pour asseoir une réflexion passionnante sur la justice américaine, ses grands principes et ses contradictions.
Comment, dans un pays prônant la liberté de culte et l’entreprise individuelle, une communauté censément pacifique se retrouvera dans une guerre froide avec un Etat fédéral ? Comment, par un coup de poker juridique, cette même communauté sera à deux doigts de prendre le contrôle de tout un comté pour y exercer sa loi spirituelle et martiale ? Comment, finalement, la justice américaine devra contredire ses principes fondamentaux pour tenter d’empêcher l’invasion de ses terres et de ses juridictions par une communauté qui n’existait pas cinq ans plus tôt.
L’une des grandes réussites de la série est de ne jamais prendre parti et de laisser la résolution morale de l’affaire à la merci des questions qu’elle soumet : Vaste fumisterie organisée par un gourou charlatan à partir des donations généreuses de riches occidentaux en perte de repère ? Rêve post-hippie ébranlé par une poignée de rednecks intransigeants ? Organisation criminelle ayant tiré avantage des angles morts de la justice américaine pour légitimer ses forfaits ?
Bénéficiant d’une mise en scène extrêmement soignée, alimentée par d’incroyables images d’archive au cœur de Rajneeshpuram, et portée par une bande son de haut vol, Wild Wild Country cultive à merveille les zones de gris et laisse son spectateur, incrédule, seul juge d’une affaire dont on ne parviendra certainement jamais à séparer le bon grain de l’ivraie.
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