La figure de l’artiste est omniprésente dans l’œuvre de Tim Burton, incarnation de sa fascination pour les déviants et les monstres. D’Edward et ses ciseaux à Sweeney Todd et son rasoir, le héros burtonien est un être à double face, à la fois bienfaiteur et maléfique, car “il n’y a pas d’artiste innocent”.
Los Angeles. Dans un bar, Ed Wood aperçoit Orson Welles, seul, assis à une table, fumer un cigare en buvant un verre. Il s’approche de lui et se présente comme un jeune réalisateur et l’un de ses fans. Welles l’invite à s’asseoir. Ils se plaignent tous deux de leurs difficultés à convaincre les financiers de monter leurs films (Welles est sur Don Quichotte, qui restera inachevé), à lutter contre les producteurs qui veulent remonter leurs films ou imposer leurs acteurs. Welles conclut : “Ed, il faut se battre pour imposer sa vision. A quoi bon réaliser les rêves d’un autre ?”. Edward D. Wood Jr, répond, très ému : “Thank you… Orson.”
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Dans cette scène située à la fin d’Ed Wood de Tim Burton, Orson Welles ne sait pas qui est Ed Wood (peut-être le plus beau rôle de Johnny Depp), celui qu’on baptisera un peu stupidement du sobriquet de “plus mauvais réalisateur de l’histoire du cinéma”, un doux dingue qui bricolait des films d’horreur avec des bouts de ficelle. On peut donc sourire de la méprise, de l’effet comique créé par cette rencontre improbable (quoique vraisemblable). Mais elle a évidemment un double sens.
Tim Burton y croit bel et bien, lui : Ed Wood et Orson Welles, c’est pareil. Ils font le même métier, partagent la même passion, les mêmes problèmes de réalisateurs de cinéma, de fabricants de film, comme disent les Américains (“movie maker”). L’un, Welles, est l’incarnation, l’emblème du génie cinématographique, l’autre, Wood, de la médiocrité, voire de la nullité. Mais cette scène révèle le sens profondément démocratique, tendre et sincère, à la limite extrême de la naïveté, mais profondément émouvant, de Burton : ces deux hommes sont des égaux et se parlent comme tels.
Une créature asociale et dangereuse
La figure de l’artiste revient très souvent dans l’œuvre de Tim Burton. C’est même l’un de ses thèmes favoris – moins apparent que la porosité entre le monde des vivants et celui des morts, par exemple. Cette figure s’inscrit d’abord dans un schéma romantique très reconnaissable qui a irrigué toute la littérature et les arts depuis le début du XIXe siècle. C’est “le portrait de l’artiste en saltimbanque”, pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre du critique et psychiatre Jean Starobinski : l’artiste se voit à la fois comme un bohémien, une créature de paillettes que tout le monde applaudit pour son talent mais rejette pour ses habits de pauvre et ses manières de rustre, mais aussi comme un clown capable de se moquer de lui-même, de tourner en dérision sa propre condition et image.
Burton retravaille sans cesse cette figure à sa sauce, de film en film, pour l’affiner, la décliner, tout en partant toujours du même constat : l’artiste est une créature asociale, que les gens normés peuvent aduler, adorer, mais aussi bien détester, au point de vouloir le tuer la minute suivante. L’artiste est un être foncièrement dangereux, ne serait-ce que par qu’il ne contrôle pas tout à fait son talent et les règles sociales. C’est évidemment le cas d’Edward aux mains d’argent, créature fabriquée par un savant fou, coupé du monde dès sa création, robot gothique expert en coupes de haies et de cheveux avec ses doigts-ciseaux. Adulé par toutes les ménagères “americanas”, il devient bon à lyncher le jour où ses lames digitales dérapent. On l’admire, mais qu’il ne s’avise pas de trop s’approcher de nos enfants. Son don est sa tare.
C’est aussi le cas du pauvre Jack de l’Etrange Noël, star du monde d’Halloween, “maître de l’épouvante”, “Mister Pumpkin”, chargé chaque année d’organiser le spectacle d’Halloween pour les vivants. Tel le cinéaste dépressif de Huit et demi de Fellini, il rêve de trouver une nouvelle inspiration. Après avoir visité la ville de Noël, il en revient avec une idée géniale : et si les habitants d’Halloween se chargeaient cette année de Noël ? … Fatale erreur, bien sûr, qui lui vaut d’être descendu de son piédestal et d’être traité comme un paria. Les artistes sont des incompris, nul n’est prophète en son pays. Mais l’erreur de Jack révèle une faille. La passion de l’artiste le rend aveugle aux réalités des autres humains : les gens “normaux” ne veulent pas qu’on échange le père Noël avec un monstre le jour de Noël. Pas même les enfants.
Le masque qui libère
L’artiste burtonien ferait donc du mal sans le vouloir, sans en avoir conscience, par méconnaissance des codes de la société. Mais est-il pour autant dépourvu de toute malice, est-il si inconscient que ça du mal qu’il peut commettre ? Que penser du Joker (Jack Nicholson dans Batman), ce truand sanguinaire défiguré dans un accident qui pénètre dans un grand musée et “repeint” sauvagement avec son équipe de barbouilleurs diaboliques (des farfadets, des gnomes de foire) tous les plus grands chefs-d’œuvre de la peinture classique (sur une musique endiablée de Prince) ? Ou du Pingouin (Danny DeVito dans Batman, le défi), personnage tragique, abandonné à la naissance, dont le fiel coule par la bouche en permanence, qui dirige une troupe de cirque cauchemardesque et meurtrière qui répand la panique dans la population de Gotham city ?
Chez Burton, l’artiste est souvent le méchant et le méchant souvent l’artiste : Batman intéresse si peu Burton qu’il lui adjoint dans Batman, le défi Catwoman (Michelle Pfeiffer), personnage réellement tragique, bizarre et beau, qui confectionne elle-même son costume de scène SM… Ce sont ces personnages qui passionnent manifestement Burton, parce que sous le masque du rire, comme le Gwynplaine de L’homme qui rit de Victor Hugo (référence évidente du Joker), se cache une douleur terrible, impossible à exprimer autrement que par l’excès et le meurtre. Le maquillage dissimule le drame en même temps qu’il met en valeur les rides des souffrances endurées, qu’il rougit de sang les yeux de Catwoman. Jack Nicholson et Danny De Vito ont d’ailleurs de maintes fois affirmé leur bonheur d’avoir joué sous un masque. Comme dans le théâtre de l’Antiquité, cet artifice lourd (ne serait-ce qu’en terme de temps de maquillage) les libérait des entraves de leur vrai physique et leur permettait d’exprimer le mal sans barrière.
C’est aussi évidemment le cas des deux héros “méchants” de Burton : Willy Wonka de Charlie et la chocolaterie (d’après Roald Dahl) et Sweeney Todd, le diabolique barbier de Fleet street – tous deux interprétés par Johnny Depp. Le Wonka de Burton (pas celui de Dahl), le confiseur milliardaire, est un véritable psychopathe. Sa phobie pour ses principaux clients, les enfants, est relevée et exacerbée par Burton. Il suffit de comparer le conte et le film pour en juger : la “disparition” des enfants dans le conte, sous couvert de morale (ils ont été punis par où ils avaient péché) devient un pur assassinat à l’écran. Tandis que Todd, homme trahi et blessé, se venge avec son rasoir et en joue comme un peintre de son pinceau enduit de peinture rouge ou un chirurgien, un “homme de l’art”, de son bistouri – rappelons que les premiers chirurgiens “modernes” étaient au départ des barbiers, comme notamment Ambroise Paré.
Burton aime ces criminels, ces anarchistes sans pitié, qui refusent les lois de la société. Sans s’en vanter ouvertement, il ne s’en cache pas. Prises comme telles, coupées de leur contexte souvent féerique et comique, certaines scènes de Burton, comme celles des égorgements à répétition de Sweeney Todd, sont de vrais moments gore, bien qu’il s’en défende.
L’escroc et le mythomane
Autres figures d’artistes entre guillemets, les deux personnages masculins de Big Fish et Big Eyes, le tout nouveau film de Burton. Le mode est différent, plus quotidien et humain. Le premier (Albert Finney) est un conteur. Il a gâché l’enfance de son fils avec ses anecdotes délirantes, récits mythomaniaques qui lui servaient surtout à mettre en valeur en société. Toute sa vie, il a raconté comment, par amour pour sa future épouse, il avait dû se battre avec un énorme poisson qui venait d’avaler l’alliance de la promise. Le second (Christoph Waltz), usurpe le talent d’artiste de son épouse et remporte un succès phénoménal sous son identité. Deux menteurs, deux voleurs de vérité et d’attention, deux grands narcissiques. Ils ne sont pourtant pas dépourvus de talent, puisqu’il possèdent celui de faire rêver les gens par la parole. Ils “vendent du rêve”, comme on dit. La médaille a deux revers.
L’artiste burtonien est donc pour le moins étrange, ses ailes l’empêchent de marcher, et son art est toujours à double face, criminel d’un côté, bienveillant de l’autre. Les ciseaux-mains d’Edward sont géniaux mais blessants, le goût de la farce macabre de Jack ou du Pingouin ne font rire qu’eux, la passion fétichiste pour les pulls angora et le travestissement d’Ed Wood effraient très vite son amoureuse parce que les limites de la beauté tolérées, du bon goût, sont alors dépassées.
La question du goût se pose en permanence dans le cinéma de Burton. Disons que ce dernier méprise le bon goût. Enfant des banlieues résidentielles, Tim a grandi dans un no man’s land culturel dont il est sorti mais qu’il ne renie pas. Il demeure fidèle aux cultures populaires et underground. Jusqu’à parfois affirmer, au grand dam de certains, qu’il pense sincèrement que Walter Keane (le vrai, puisqu’il a réellement existé) était un grand artiste…
Pas besoin d’être grand psychanalyste pour trouver l’origine de cette peur du regard que peuvent poser les “bonnes gens” sur les êtres différents que sont, selon l’imaginaire de Burton, les artistes. Le jeune Timothy Walter Burton éprouvait ennui et peur du regard des autres dans sa banlieue de Los Angeles, Burbank. Il n’aimait que les films de monstres à regarder dans le noir et dessiner. Il s’en est expliqué plusieurs fois, notamment dans les Inrocks en 1998 : “Tous mes instituteurs me disaient : “Il faut arrêter de dessiner, maintenant”. A 10 ou 11 ans, on finit par le croire et les enfants d’arrêtent de dessiner. J’étais sans cesse réprimé – d’une certaine façon, c’était dans ma banlieue la suite logique de la chasse aux sorcières : dès que quelqu’un sortait un peu de la masse, on essayait de l’étouffer. C’est pour cela que j’aimais tant les films de monstres : je reconnaissais parfaitement les personnages de villageois en colère qui pourchassaient Frankenstein. Pas parce qu’il était mauvais, mais parce qu’il était différent”.
Tout est clair, donc. Un peu trop ? Et si les gens avaient de bonnes raisons de se méfier des asociaux ? L’assimilation qu’établit sans cesse Burton entre l’enfant et l’artiste est bien évidemment pertinente pour lui-même. Mais les asociaux sont aussi parfois ceux qui s’emparent un jour d’une arme pour massacrer toute une école… Ou pour instaurer une dictature. Ne font-ils pas peur parce que chacun sent bien qu’ils font passer sinon leur intérêt en tout cas leur regard sur le monde avant le bien commun ? De quel droit le cinéaste impose-t-il sa vision de l’univers au spectateur – pourrait-on ajouter en poussant un peu le bouchon (car il n’y a pas d’expression de l’art sans assentiment du spectateur) ? “Il n’y a pas d’artiste innocent” disait Jean Cocteau. Kubrick, lui, disait : “J’aime les artistes et les meurtriers parce qu’ils remettent le monde en question”.
De la violence mise en scène par l’artiste – et dieu sait si on en trouve dans l’œuvre de Burton, et pour notre plus grand plaisir – ce même artiste ne peut se dédouaner complètement, sinon par le rire et le comique, qui est une composante essentielle de tout son cinéma. Car, pour conclure avec Starobinski, l’image de l’artiste en saltimbanque comprend aussi un autre élément : chez l’artiste, “le jeu ironique a la valeur d’une interprétation de soi par soi : c’est une épiphanie dérisoire de l’art et de l’artiste. La critique de l’honorabilité bourgeoise s’y double d’une autocritique dirigée contre la vocation « esthétique » elle-même.”
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