Cinéaste confidentiel traçant depuis vingt ans une œuvre originale et intense, Jean-Paul Civeyrac voulait écrire un “petit film rapide, en attendant”, avant de s’attaquer à un projet plus conséquent avec Isabelle Huppert. Ce petit film, ce sera Mes provinciales, un objet incandescent, littéraire, romantique, dont le succès espéré auprès du public à partir de la semaine prochaine devrait enfin valoir à son auteur la reconnaissance qu’il mérite.
Un éblouissement. Tel est le sentiment qui saisit à la sortie de “Mes provinciales”, le neuvième film de Jean-Paul Civeyrac, cinéaste aussi talentueux que confidentiel qui a déjà plus de vingt ans de carrière au compteur. Dans ce nouveau film, tout semble frappé du sceau de la grâce : récit, dialogues, lumière (en noir et blanc), et surtout actrices et acteurs, magnifiques et magnifiés.
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Entre stylisation et réalisme, romanesque et politique, passé et présent, le cinéaste semble avoir trouvé une crête étroite et superbe qui évoque aussi bien de grands anciens comme Bresson, Eustache ou Garrel qu’un état incandescent, fébrile, vibrant de la jeunesse d’aujourd’hui. Avec une telle réussite, on pressent aussi que son public pourrait s’élargir, que l’heure Civeyrac a enfin sonné.
Fan de Bob Morane
Jean-Paul Civeyrac a grandi à Firminy, banlieue de Saint-Etienne, avec un père mineur et une mère au foyer. En ce temps-là, les années 1960-70, sous l’influence du Parti communiste encore puissant, la culture n’était pas un gros mot pour la classe ouvrière. Sa mère emmenait le jeune Jean-Paul au cinéma voir des films de distraction, mais seulement s’il avait bien fait ses devoirs. Il était aussi féru de BD, de romans d’aventures ou fantastiques comme la série des Bob Morane.
“La culture noble n’était pas méprisée mais semblait réservée aux gens qui ‘avaient de l’instruction”, se souvient le cinéaste, même si sa grand-mère lui parlait volontiers de Zola. Sa culture ciné, c’était les séries B ou Z, les films de karaté. Vers ses 15, 16 ans, il connaît ses premiers grands chocs avec la découverte de Kafka (La Métamorphose), de Dostoïevski (Crime et châtiment) et des deux Palmes d’or 1979, Le Tambour (Volker Schlöndorff) et Apocalypse Now (Francis Ford Coppola).
“Réalisateur, je n’y pensais pas, c’était Paris, un autre monde, aussi lointain que l’Argentine ou le Japon”
“A partir de là, j’ai décidé d’explorer le cinéma. J’ai commencé à lire Première, Studio, les Cahiers, des livres de cinéma, j’ai même voulu devenir critique ! Réalisateur, je n’y pensais pas, c’était Paris, un autre monde, aussi lointain que l’Argentine ou le Japon.” Il se met à fréquenter assidûment la salle art et essai du coin (le Méliès), regarde régulièrement le Cinéclub de Claude Jean-Philippe et le Cinéma de minuit de Patrick Brion, ces deux phares de la télévision publique qui ont éclairé tant de cinéphiles et futurs cinéastes.
Un soir, pensant voir un film d’Agnès Varda, il prend en retard La Vie d’O’Haru femme galante de Kenji Mizoguchi, dont il n’avait jamais entendu parler : “Une rencontre incroyable avec le cinéma : on ne sait pas ce que c’est, il n’y a pas d’argument d’autorité, on ne connaît rien au Japon et on tombe dessus par hasard. Et c’est un choc absolu !”
“La Fémis, c’était le réel, et j’en ai bavé !”
Après le bac, Civeyrac fait quatre ans de philo, puis réussit le concours d’entrée à la Fémis. On est en 1987, c’est la deuxième promo de l’école, il a 25 ans. “La Fémis, c’était le réel, et j’en ai bavé ! La théorie, ça allait, on lisait Daney… Le problème, c’était d’être à la hauteur des films qu’on admirait et de nos ambitions, de soi-même.” On voit là se profiler un des indices autobiographiques de Mes provinciales, même si l’auteur, lui-même devenu plus tard enseignant à la Fémis, corrige un peu cette lecture d’un film qui est conjugué au présent : “J’ai actuellement un étudiant qui m’a écrit une très belle lettre qui témoigne des mêmes affres.”
A la Fémis, Civeyrac rencontre Philippe Martin, qui deviendra le producteur de tous ses films… à l’exception du dernier. Les deux débutent dans la carrière, connaissent quelques années de vaches maigres, se cherchent. Finalement, le premier fruit de leur collaboration et de leur amitié éclot en 1996 et s’intitule Ni d’Eve ni d’Adam : un regard bressonien sur deux ados de cité ouvrière où se conjuguent lyrisme et sécheresse, mysticisme et réalisme social.
“Le film parle de choses pas si lointaines, liées à ma jeunesse en province ouvrière. J’avais mis de la musique religieuse alors que je ne suis pas du tout croyant, mais j’étais très nourri de Genet, de Claudel, de Pasolini, et ça a donné ce film étrange, sans doute un peu maladroit. C’était la croyance qui m’intéressait, pas la religion. Les films qui parlent de religion peuvent être très beaux, je viens de voir le film d’Henry King sur Bernadette Soubirous (Le Chant de Bernadette, 1943), c’est magnifique. Je ne crois pas en Dieu mais je crois en le cinéma.”
“Je ne fétichise pas du tout la pellicule”
Ne parvenant pas à financer le deuxième film, le binôme Civeyrac-Martin enchaîne avec deux films tournés en vidéo, Les Solitaires (1999) et Fantômes (2002). Conçus comme des essais expérimentaux, ces deux films n’étaient pas forcément destinés à une sortie salle, mais ils ont plu en festival. “J’ai tourné en vidéo, puis ces films ont été kinéscopés. Je ne voulais pas d’image vidéo, brillante, une image ‘porno’ que je refusais absolument. Mais une fois kinéscopés, ces films ont une image plus nuancée, plus douce. Aujourd’hui, le numérique s’est approché du 35 mm, il n’y a plus de différence. Je ne fétichise pas du tout la pellicule, je tourne indifféremment en digital ou en 35 mm, l’essentiel reste la cérémonie du plan, et elle est la même quel que soit le format ou le support.”
Civeyrac remarque qu’au contraire ses étudiants souhaitent tourner en 35 pour “faire cinéma”, comme si la jeune génération faisait retour vers les techniques anciennes dans un de ces surprenants soubresauts de l’histoire comparables au retour du vinyle en musique. “Ce fétichisme peut sembler un peu vain mais ce qui me plaît, c’est que ces étudiants tiennent à la différence entre le cinéma et le reste des images. Moi, je pense que la spécificité du cinéma se joue sur la séparation. Quand on voit un film en salle, on est séparé du monde, de la société, de l’environnement, on est immergé, concentré sur le film. J’aime retourner dans la grotte de Platon et regarder les ombres…”
“Ce qui m’intéressait, c’était parler d’un sujet ingrat, l’impuissance à aimer. Je savais que ça ne plairait pas mais moi, j’aime bien me confronter à ça”
Viennent ensuite le beau Le Doux Amour des hommes (2002), adapté d’un roman de Jean de Tinan, et Toutes ces belles promesses (2003), ce dernier pourvu d’un casting connu pour la première fois dans sa filmo : Jeanne Balibar et Bulle Ogier illuminent ce film qui obtient par ailleurs le prestigieux prix Jean-Vigo. Serait-ce enfin le moment Civeyrac ? Pas tout à fait, hélas.
Commande d’Arte, Toutes ces belles promesses n’est diffusé que sur la chaîne, ce qui lui ouvre un plus large public mais entrave paradoxalement la progression de sa notoriété auprès des cinéphiles. Public de cinéma qui demeure réduit à un petit cercle d’aficionados pour Le Doux Amour… “Les dialogues de Tinan m’avait frappé par leur modernité, il était comme l’ancêtre de l’autofiction. Ce qui m’intéressait, c’était parler d’un sujet ingrat, l’impuissance à aimer. Je savais que ça ne plairait pas mais moi, j’aime bien me confronter à ça.”
“J’aspire à ce que mes films soient beaux mais surtout vibrants”
Les sujets ingrats (la mort, le suicide…), il continue de s’y confronter dans ses films suivants, sur un mode relativement léger avec A travers la forêt (2005) puis sur une tonalité plus âpre avec le bien titré Des filles en noir (2010), qui met en scène deux jeunes femmes en révolte agressive contre tout. “Je savais que deux jeunes filles qui veulent se suicider, ça pouvait être rebutant pour le spectateur. De plus, les deux filles sont agaçantes et je peux comprendre qu’on ne les aime pas.”
Pourtant, on aime le film grâce au charme abrasif et à la force de ses deux comédiennes (Elise Lhomeau et Léa Tissier), grâce surtout à sa beauté dénuée de toute ostentation, à cette élégance discrète qui est la marque de tout le travail de Civeyrac. “J’aspire à ce que mes films soient beaux mais surtout vibrants, que la beauté ne soit pas imposée, intimidante. J’aime quand le spectateur est charmé, mais libre. J’aime que l’élégance se voie sans se voir, si on peut dire. C’est un idéal classique. Je n’aime pas les cinéastes autosatisfaits devant la magnificence de leurs plans.”
Après Des filles en noir, Civeyrac a filmé des filles noires, chose peu fréquente dans le cinéma français. Et ce qui est encore plus rare, c’est que Civeyrac ne leur confie pas les rôles habituels et attendus de fleurs de banlieue. Adapté d’un roman de Doris Lessing, Mon amie Victoria (2014) est un mélo feutré, pas un film social ni un clip de rap même si les barrières de classes et d’ethnies y sont constamment sous-jacentes. Civeyrac n’a pas abordé ce film en termes de quota de Noirs dans le cinéma français, mais il a vite constaté durant le casting que les actrices de couleur étaient rares sur le marché.
Une rupture professionnelle difficile
“On a trouvé notre actrice (Guslagie Malanda) dans la rue, elle n’est pas actrice d’ailleurs, mais plutôt dans l’art contemporain. Et en effet, les Noirs sont sous-représentés dans le cinéma français, comme dans la musique classique. C’est grâce à l’actrice que le film a pris une tournure de mélodrame, alors que c’était écrit de façon plus réaliste, à la Philippe Faucon.” Mon amie Victoria reste à ce jour son plus grand succès commercial avec 50 000 entrées.
Comment vit-on pendant de longues années sans pic au box-office dans un métier aussi dur économiquement que le cinéma ? Disons que Jean-Paul Civeyrac n’a pas de gros besoins en matière de train de vie. Surtout, il a dirigé le département Réalisation de la Fémis, ce qui lui a permis de gagner sa vie malgré l’insuccès et les laps de temps parfois allongés entre deux films. Après huit longs métrages, des courts, vingt ans d’amitié et de partenariat, Philippe Martin et lui se sont séparés.
“Ce qui tue le cinéma, c’est l’attente, mettre quatre ans à faire un film…”
“On était un vieux couple, regrette Civeyrac avec tristesse mais sans aigreur, on avait plus de mal à se parler. J’avais écrit un projet pour Isabelle Huppert, Philippe a décidé de ne pas le faire, ça a été une rupture professionnelle et amicale, très rude pour moi.” Après quelques mois de flottement, il propose ce projet Huppert à Frédéric Niedermayer (producteur régulier d’Emmanuel Mouret). N’obtenant pas l’avance sur recettes, Civeyrac propose alors “un petit film rapide, en attendant”.
Il rédige le premier traitement de Mes provinciales en deux semaines, durant l’été 2016. “Mes provinciales s’est fait très vite, j’étais là au bon moment, précise Niedermayer. Dès la première lecture du traitement, on percevait la beauté du projet et je lui ai fait part de mon enthousiasme. J’aime bien travailler rapidement ; ce qui tue le cinéma, c’est l’attente, mettre quatre ans à faire un film…” La rapidité est le maître mot de la fabrication de ce film. Au départ distributeurs, Michèle et Laurent Pétin de ARP rejoignent le projet en tant que coproducteurs, engageant leur propre argent. Michèle l’avait lu à l’avance sur recettes (où le film avait été recalé) et l’avait adoré.
Jeunesse de Civeyrac, jeunesse d’aujourd’hui, ou les deux ?
Mes provinciales s’inscrit dans la veine des récits de formation qui ont marqué le roman et le cinéma français. Il parle de la jeunesse, de ses espoirs, de ses désillusions, de l’écart entre les aspirations et la réalité… Jeunesse de Civeyrac, jeunesse d’aujourd’hui, ou les deux ? “Les choses qui sont dites dans le film résultent de souvenirs personnels de ma jeunesse mais aussi de discussions d’aujourd’hui avec mes étudiants. Ce qui m’a rassuré, c’est que les étudiants en cinéma s’y reconnaissent, y compris ceux d’une école de cinéma new-yorkaise qui ont été très émus par le film alors que je craignais que ça leur passe au-dessus.”
Qu’en pense Andranic Manet, l’une des découvertes du film, splendide leader d’un casting globalement stupéfiant d’énergie, de grâce et de beauté ? “J’étais bouleversé par la lecture du scénario. Quand j’ai su que j’allais jouer Etienne, je me suis posé des tas de questions de légitimité. Pourquoi moi ? Mais je me suis reconnu dans ce personnage, je suis ‘monté’ à Paris depuis la banlieue, je vis les mêmes interrogations sur comment être à la hauteur de ses idéaux. Le film est un mélange des souvenirs de Jean-Paul et d’aujourd’hui. En fait, il y a des choses qui n’ont pas changé en trente ans. Les goûts radicaux de la jeunesse existent toujours, l’engagement politique aussi. Ce film parle aux jeunes d’aujourd’hui, j’en suis convaincu.”
Ce qui est sûr, c’est que Mes provinciales est un accomplissement artistique, ce dont sont convaincus ses producteurs. “Quand on est sortis de la première projection, on était en larmes, se souvient Michèle Pétin. Tout ce qui pouvait paraître discutable sur le papier (le côté littéraire, les référents années 1970, le cinéma qui se regarde…) et qui avait fait débat à ‘l’avance’, tout cela fonctionne merveilleusement. Je pense que c’est parce que Jean-Paul prend ses personnages très au sérieux, il sait à quel point ça fait mal de passer à l’âge adulte. Son regard n’est jamais paternaliste, surplombant, mais bienveillant, compréhensif, empathique.”
Un superbe essai en parallèle
Frédéric Niedermayer partage cet enthousiasme et espère avec prudence que Civeyrac touchera enfin un plus grand nombre de spectateurs : “Il faut rester humble, le marché est difficile, mais il y a quelques bons signaux au vert, comme la réception du film à Berlin, les ventes à l’étranger dont les Etats-Unis et la Chine, ce qui est nouveau pour un film de Jean-Paul.” Andranic Manet, de son côté, “mesure la chance d’avoir participé à un tel film”. Et cet enthousiasme ne se limite pas à l’équipe, comme l’ont montré les critiques dithyrambiques à la Berlinale où le film était présenté.
Mes provinciales répand son onde gracieuse peu après Rose pourquoi (P.O.L/Trafic), superbe essai de Civeyrac passé trop inaperçu, comme si le cinéaste avait joint théorie et pratique en un temps concentré et ramassé. A partir d’une scène d’amour du Liliom de Frank Borzage, le cinéaste y développe sa pensée du cinéma. “Liliom n’est pas un grand film mais la scène que je commente dans ce livre est d’une intensité émotionnelle incroyable. J’ai essayé de comprendre cette émotion-là, de voir où se jouait l’importance unique du cinéma. Cette scène d’amour est banale, elle ne comporte pas d’effets de manche stylistiques, mais elle nous révèle quelque chose du monde et de soi qui permet de mieux l’habiter fugacement.
“Le cinéma, ce n’est pas la photo ou la peinture, ça se déploie sur une durée et ça permet de saisir des instants où l’on voit soudainement mieux que dans la vie”
Le cinéma peut avoir cette capacité, et il est le seul. Le cinéma, ce n’est pas la photo ou la peinture, ça se déploie sur une durée et ça permet de saisir des instants où l’on voit soudainement mieux que dans la vie. Il est le seul à produire ce genre d’effet confinant à l’extase. Je ne trouve jamais cela dans une série télé ou un jeu vidéo. Je n’ai rien contre mais c’est autre chose.”
Quand on lui demande quels films, quels cinéastes contemporains ont produit chez lui sinon ce type d’extase, au moins de l’intérêt et du sentiment, Civeyrac se gratte la tête, cherche, et cite deux titres : Avant que j’oublie de Jacques Nolot et Call Me by Your Name de Luca Guadanigno. De ce dernier, il dit : “C’est sans doute trop long, irrégulier, imparfait, mais c’est un film ami. Le jeune acteur, Timothée Chalamet, se déploie magnifiquement et j’aime beaucoup le travail sur la bande-son, non seulement les musiques mais aussi les bruissements de la nature, le tintement lointain d’une cloche…”
La lignée des “orphelins dans le noir”
Il a envie d’aller découvrir le nouveau Gus Van Sant, confesse un rapport au cinéma totalement asynchrone du rythme hebdomadaire des sorties. Parfois, il plonge dans de longs tunnels de redécouverte d’un cinéaste, comme récemment Henry King, “que je croyais académique, et qui mériterait d’être réévalué. Il me rappelle Sjöström ou Stiller, les grands Suédois du muet.”
Nul étonnement puisque Civeyrac rappelle Eustache ou Garrel, eux-mêmes fascinés par la période muette, prolongeant ainsi la superbe lignée de ces grands solitaires, de ces “orphelins dans le noir” contaminés par le philtre sorcier du cinéma et se faisant aujourd’hui de plus en plus rares. Parions qu’un film aussi élévateur, beau et droit que Mes provinciales pulvérisera ce déterminisme du minoritaire, inscrira plus profondément sur la carte le nom de Jean-Paul Civeyrac et fera rayonner au plus large son éblouissante mélancolie.
Mes provinciales En salle le 18 avril
A lire Rose pourquoi (P.O.L/Trafic), 128 pages, 13 €
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