Une exposition parisienne consacre l’œuvre considérable de l’architecte, qui fait dialoguer modernisme et éléments naturels, matières chaleureuses du Grand Nord et design sensuel.
A moins d’une heure de Paris, à Bazoches-sur-Guyonne, village perdu des Yvelines connu pour abriter la Fondation Brigitte-Bardot et l’ancienne demeure du père de la construction européenne Jean Monnet, l’une des plus belles maisons du monde se cache au fond d’un jardin suspendu : la maison Louis-Carré, construite en 1959, unique trace en France de l’œuvre de l’architecte et designer finlandais Alvar Aalto (1898-1976). Il suffit pour ceux qui s’y rendent de saisir la rigueur limpide des plans autant que la fluidité des lignes et des courbes pour comprendre en quoi Aalto reste un ténor de l’histoire de l’architecture et du design.
Errer autour de la maison pour contempler ses reliefs discrets, ses angles vifs et son toit penché en ardoise, traîner parmi ses pièces intérieures en bois, antre de sobriété où rien de superflu ne vient troubler le regard apaisé : la promenade relève d’une expérience aussi intense que celle que provoque la visite d’une maison de Frank Lloyd Wright, Richard Neutra, Philip Johnson, Louis Kahn, John Lautner ou Robert Mallet-Stevens.
Faire de chacun de ses bâtiments une œuvre d’art totale
Un sentiment unique d’approcher le cœur le plus vibrant de l’architecture : une architecture née avec le modernisme, mais qui le dépasse en inventant ses propres règles. Avec l’autre grand architecte finlandais, Eero Saarinen, Alvar Aalto s’est détaché des canevas parfois rigides du modernisme de l’après- guerre pour s’aventurer du côté d’une architecture plus sensuelle, en fusion avec les éléments naturels qui inspirèrent sa manière de voir et d’habiter le monde.
La maison de Bazoches-sur-Guyonne demeure ainsi un bâtiment classique en ce sens qu’elle excède, par son génie propre, le cadre historique dont elle procède – le fonctionnalisme des années 1950 – pour toucher la grâce de l’éternité constructive. A la mesure de ses autres bâtiments, Alvar Aalto voulait en faire une œuvre d’art totale, en associant à son pur geste architectural un goût affirmé pour le design, comme en témoigne l’élégance des lampes, chaises, fauteuils disséminés dans la maison. Comme un supplément d’âme que les objets confèrent à un espace.
En découvrant l’exposition que lui consacre la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris, ces mêmes visiteurs pourront pourtant mesurer en quoi la maison Louis-Carré (le nom du galeriste qui commanda à Aalto sa demeure) s’inscrit dans une œuvre extrêmement dense. Aalto a construit deux cents bâtiments et en a dessiné trois cents au cours de sa vie : des maisons, certes, mais aussi des immeubles de bureaux, des équipements culturels, des sites industriels, des églises, sans parler de ses fauteuils, tabourets, lampes en suspension, tables roulantes…
Une œuvre aussi finlandaise qu’universelle, nordique qu’électrique
Trente ans après la dernière exposition qui fut consacrée en France à Aalto, Jochen Eisenbrand, conservateur en chef du Vitra Design Museum, et Stéphanie Quantin-Biancalani, de la Cité de l’architecture et du patrimoine, ont rassemblé cent cinquante pièces – maquettes, photographies, dessins, meubles – permettant par leur accumulation de saisir le foisonnement et la cohérence d’une œuvre aussi finlandaise qu’universelle, nordique qu’électrique, austère que sensuelle.
Il se voyait lui-même comme le chef d’orchestre qui combine tous les arts pour créer des ensembles harmonieux et symphoniques
Pour Jochen Eisenbrand, “Aalto a créé une architecture de la synthèse. Ses qualités universelles procèdent de la symbiose de références régionales et d’influences internationales. Il se voyait lui-même comme le chef d’orchestre qui combine tous les arts pour créer des ensembles harmonieux et symphoniques.”
Avant la maison Louis-Carré, quatre bâtiments ont fait la notoriété internationale d’Alvar Aalto : le sanatorium de Paimio dans son pays (1928-1933), la bibliothèque municipale de Viipuri en Russie (1927-1935), la villa Mairea en Finlande (1938-39) et le pavillon finlandais de l’Exposition universelle de New York (1939).
Façades de teck et toits végétaux
Dès les années 1930, Aalto observe attentivement les créations issues d’autres champs que celui de l’architecture : le cinéma, la photographie, les arts plastiques (Calder, Léger, Arp…). Influencé par son ami peintre et photographe László Moholy-Nagy, il joue avec les effets de lumière, se lance dans des expérimentations avec les matériaux, comme la technique de pliage du contreplaqué ou les meubles en bois courbé.
En 1932, son célèbre fauteuil Paimio, aux formes déliées, marque de cette élégance courbée le design moderne. Mais son chef-d’œuvre absolu reste la villa Mairea, située au cœur d’une forêt de pins, comme il en existe des centaines en Finlande. Les historiens de l’architecture saluent aujourd’hui encore la simplicité sophistiquée de ses espaces, les combinaisons de matériaux, avec ses façades de teck et ses toits végétaux.
Alvar Aalto revendiquait une pratique architecturale au service de l’humain, en concevant des espaces ajustés aux usages des habitants : contempler ce qui vibre derrière sa fenêtre, divaguer intérieurement face au spectacle d’un monde extérieur depuis son abri ouaté. Ce qui définit le plus son travail reste ce souci de correspondance avec la nature. Les bois, les lacs, la clarté des ciels : les paysages finlandais contaminent secrètement ses bâtiments, comme si ceux-ci captaient la sève qui coule sur les arbres, comme si on y entendait le souffle du vent dans les feuilles.
Une idée du bonheur en 2018
De la Finlande, dont l’ONU vient de nous apprendre à travers un rapport officiel qu’elle était le pays le plus heureux du monde, Alvar Aalto pourrait être une figure d’incarnation solaire, comme le pendant inversé d’un Aki Kaurismäki qui, en dépit de l’énergie poétique de son cinéma, reste attaché à la part la plus mélancolique du Grand Nord.
Loin du souci d’écraser par sa signature un bâtiment sans nuance, à rebours de toute prétention égotiste au prestige ostentatoire, rien de superflu ni d’affecté ne transpire chez Aalto. La discrétion et la douceur comptent plus que l’effraction et l’esbroufe pour répondre à une certaine idée du confort moderne. Vivre en Finlande, dans une maison d’Alvar Aalto : l’idée du bonheur en 2018.
Alvar Aalto, architecte et designer Jusqu’au 1er juillet, Cité de l’architecture et du patrimoine, Paris XVIe
Maison Louis-Carré Bazoches-sur-Guyonne, ouverte au public les samedis et dimanches de 14 h à 18 h