Disparition à 82 ans d’Isao Takahata, un des piliers de la compagnie Ghibli, qui a hissé l’anime nipponne au premier rang mondial. Plus libre et plus humoriste que son collègue Hayao Miyazaki, il avait l’avantage sur lui de ne pas savoir dessiner, donc d’adapter son style, très varié, à ses sujets. Poète de l’anime célébrant les vertus de la tradition japonaise, Takahata bousculait aussi les idées reçues. Voici quatre de ses inaltérables réussites.
Pour situer Isao Takahata (1935-2018), il suffit de rappeler son formidable Tombeau des lucioles, un des rares dessins animés néoréalistes sur la Seconde Guerre mondiale, aux accents tragiques et merveilleux. Mais il ne faut pas réduire Takahata au seul récit des malheurs d’un adolescent et de sa petite sœur, orphelins dans les ruines de Kobé.
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Pour mieux comprendre le parcours de Takahata, il faut rappeler qu’il était lié à Hayao Miyazaki depuis les années 1960. Tous deux furent d’emblée fascinés par un dessin animé français, La Bergère et le Ramoneur (1952) de Paul Grimault. Takahata débuta dans la compagnie Toei : “J’ai répondu à une annonce qui demandait des assistants réalisateurs, expliquait-il. Dans cette section, personne ne dessinait. La plupart des longs métrages produits par Toei depuis ses débuts jusqu’aux années 70 ont été réalisés par des non-dessinateurs. Les dessinateurs japonais, comme les fans d’anime, ont des tendances conservatrices. Ils n’aiment pas trop le changement, dès qu’ils ont trouvé un style qui leur plaît. Moi, comme je ne dessine pas, j’ai un peu plus de liberté, j’ai envie d’explorer les possibilités du cinéma d’animation et d’entraîner les dessinateurs dans des directions inédites.”
C’est une des raisons de son association avec Miyazaki, à l’origine simple dessinateur (plus précisément intervalliste) au studio Toei. Cela explique également la versatilité graphique de Takahata qui, après avoir beaucoup travaillé avec Miyazaki, a embauché des animateurs aux styles très variés quand son comparse est passé à la réalisation. Ci-dessous, une sélection de quatre des neuf longs métrages de Takahata montrant son évolution.
Le Tombeau des lucioles (1988)
Le premier long métrage de Takahata, Horus, prince du soleil (1968), est dessiné en partie par Miyazaki. Ces aventures fantastiques d’un enfant luttant contre diverses forces maléfiques pourraient bien être les lointaines prémices de Princesse Mononoké. Suivront Kié la petite peste et Goshu le violoncelliste, témoignages de la fantaisie et de l’humour de Takahata.
Mais celui-ci bifurque radicalement avec Le Tombeau des lucioles, réalisé peu de temps après la fondation (en 1985) du studio Ghibli par Miyazaki et le producteur Toshio Suzuki. Le film est situé en 1945 à Kobé, où deux orphelins, un garçon de 14 ans et sa petite sœur de 4 ans tentent de survivre dans les ruines de la ville laminée par les bombardements américains. Oscillant entre un imaginaire merveilleux, presque psychédélique, figuré par les lucioles du titre, et une horreur clinique, ce film est une sorte de Jeux interdits (film de René Clément), mais poussé à l’extrême du réalisme et de la mélancolie.
Pour cela, tout en assortissant le récit d’un sous-texte surréel, voire “kawaï”, Takahata s’est livré à une recherche documentaire intensive, qui a nourri autant le récit que les décors. C’est une de ses particularités : c’était un fou de l’exactitude, passant de longues heures à parfaire les détails historiques et documentaires de ses films. Cela se voit dans les plus infimes gestes de ses personnages ou dans leur cadre de vie. Notamment dans son film Souvenirs goutte à goutte, œuvre totalement nostalgique sur la vie quotidienne d’une jeune femme dans les années 1960 et 1980.
Pompoko (1994)
Avec cette histoire où des tanukis – canidés sauvages dotés de pouvoirs de transformation – se révoltent contre les pelleteuses des promoteurs immobiliers, Takahata trousse une jolie farce écolo-subversive. Cet anime écolo en diable sort tout droit de l’imagination de Miyazaki, à l’origine du projet (auteur du sujet et producteur). Mais on peut aussi déceler et mesurer l’apport spécifique de Takahata, qui réalise le film. Il y a une évidente parenté de ton et de facture entre Pompoko et son film Kié la petite peste. Même esprit trivial, même graphisme rondouillard et bon enfant. Mais là, il s’agit d’un conte animalier plein d’humour, aux résonances fantastico-mystiques.
Ce qui reste fascinant, c’est la manière dont les Japonais envisagent l’anthropomorphisme animalier. Là où Donald et Mickey ressemblent à des Américains moyens affublés d’un masque vaguement animal, les personnages/animaux de Takahata sont des êtres socialement organisés, dotés de pouvoirs et d’une sagesse qui surpasse celle des hommes. L’anthropomorphisme devient ici du chamanisme inversé. Dans les traditions animistes, les chamans se transforment souvent en animaux ; dans Pompoko, ce sont les tanukis qui se transforment en humains. Ces métamorphoses (et leurs ratés), envisagées comme des pratiques rituelles, puis comme des techniques de subversion, et enfin comme l’unique solution de survie, sont au cœur du récit. Pompoko est à la fois dionysiaque (avec des accents érotiques) et politique.
Mes voisins les Yamada (1999)
Chronique à la Sempé d’une famille nippone d’après un comic-strip du quotidien Asahi Shinbun. Délaissant définitivement la ligne claire façon Miyazaki, le cinéaste conserve l’aspect esquissé du dessin de presse. Pas de trame dramatique pour donner de la tension à l’ensemble, pas d’intrigue linéaire. Rien que du quotidien. La vie d’une famille nippone ordinaire : Takashi, le père, salaryman macho un peu épais, Matsuko ; la mère, fainéante ; les enfants Noboru et sa sœur cadette Nonoko ; et Shige, la grand-mère acariâtre. En sus du ton drolatique et réaliste, et de la satire des dysfonctionnements de la famille nippone, il s’agit également et surtout de poésie.
L’inépuisable poésie du quotidien est ponctuée dans le film par des haïku qui résument en les transcendant, les scènes triviales de chaque épisode de cette fresque intimiste. Exemple : déçu et agacé par sa famille qui préfère le spectacle du monde virtuel (la télévision) à la beauté du monde réel (les premiers flocons qui tombent dans le jardin), Takashi va se promener seul sous la neige. Scène de genre ultra-simple ponctuée par un haïku de Taneda Santôka : “Une silhouette qui s’efface, solitaire, de dos sous la pluie” (remplacée ici par la neige). C’est aussi une manière pour Takahata de prendre ses fans en défaut, qui sont plus facilement touchés par la dramaturgie du Tombeau des lucioles que par l’apparente banalité de ces Simpsons nippons avec un supplément d’âme.
https://www.youtube.com/watch?v=ctdEB6tTbL8
Le Conte de la princesse Kaguya (2013)
Le dernier film de Takahata, revenu à la réalisation après quinze ans d’absence. Dans Mes voisins les Yamada, il brocardait poétiquement les citadins modernes. Ici il illustre un conte du Xe siècle écrit par une courtisane, Murasaki Shikibu : un modeste coupeur de bambous trouve un nouveau-né dans une pousse et, avec sa femme, il a l’intuition du destin prestigieux de cet être quasi-surnaturel. Grâce à une fortune providentielle découverte dans le même bois de bambous, l’homme pourra réaliser ce rêve… Si Le Conte de la princesse Kaguya est le film le plus politiquement correct du cinéaste, prônant le libre-arbitre au détriment des diktats rigides de la tradition, il se singularise par son style et son ton. Comme pour Mes voisins les Yamada, il opte pour un tracé irrégulier d’esquisse et des couleurs à l’aquarelle. Cela confère de la légèreté au dessin, et donc au récit. Décontraction formelle au diapason du ludisme et du rapport à la nature de la future princesse et de ses compagnons de jeu. A ce vert paradis des distractions enfantines, s’oppose la rigueur de la haute-société, du palais et des rituels millimétrés infligés à la princesse. Elle cesse de s’appartenir pour devenir une icône vivante. Cet univers de beauté, de libertés et de contraintes, est marqué par la fatalité, que le cinéaste exprime avec une poésie mêlée d’amertume. Le Conte de la princesse Kaguya n’est pas un simple conte pour enfants, mais une vraie fable philosophique. A travers ce testament artistique, Takahata, persiste dans son credo anti-dogmatique, alliant l’humour à l’humanisme.
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