Six ans après sa première représentation au Festival d’Avignon, Pascal Rambert présentait ce 20 octobre sa pièce, « Clôture de l’amour », au Festival Cervantino à Guanajuato (Mexique), où la France est l’invitée d’honneur. Rencontre.
Ce n’était pas prévu au programme. Ce 20 octobre, dans la cage de scène nue du Théâtre Juarez de Guanajuato (Mexique), une statue de la Vierge Marie nichée dans une petite chapelle légèrement éclairée s’est incrustée dans le décor minimaliste de Clôture de l’amour, de Pascal Rambert. Le metteur en scène, directeur du Théâtre de Gennevilliers pendant une décennie, l’a découverte le jour même de son arrivée au Festival Cervantino (le plus grand festival d’Amérique latine), dont la France est l’invitée d’honneur cette année.
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Que faire ? La cacher ? L’éclairer ? Depuis la première représentation de Clôture de l’amour en 2011 au Festival d’Avignon – un double monologue d’un couple en rupture, qui boxe littéralement avec les mots –, la pièce a été traduite en onze langues et montée dans des dizaines de pays, de l’Egypte à la Russie en passant par l’Espagne. Mais jamais Pascal Rambert – qui jouait ce soir-là dans sa propre pièce face à l’actrice Audrey Bonnet – n’a été confronté à un tel dilemme. Il a finalement décidé de laisser la Vierge en évidence, quitte à créer un décalage béant avec son propos. La déflagration de certaines répliques n’en est que plus forte : « L’amour est une secte ! ».
Nous avions quitté cet artiste stakhanoviste à Taïwan il y a peu, pour un spectacle dédié à la culture asiatique. Alors que son agenda est bouclé jusqu’en avril 2020, et qu’il commence ce lundi 23 octobre les répétitions d’une pièce intitulée Actrice (avec notamment Marina Hands et Audrey Bonnet) au Théâtre des Bouffes du Nord, il se réjouit moins de son succès (« une notion floue ») que de la possibilité de faire « l’art du théâtre tous les jours » : « C’est comme vivre dans un fleuve. Il ne faut pas essayer de résister au courant », philosophe-t-il. Rencontre.
Clôture de l’amour a été montée une dizaine de fois à l’étranger, et a été traduite en 11 langues. Aviez-vous conscience du caractère universel du texte en l’écrivant, ou cela vous est-il apparu a posteriori ?
Pascal Rambert – Pour vous dire la vérité, cela ne m’apparaît toujours pas, même si désirer être aimé, avoir peur de la solitude, de la mort, ou souhaiter avoir des enfants sont des thèmes universels, auxquels l’art donne la capacité de survivre. Je pense en revanche qu’il y a une sorte de règle universelle : plus on parle de soi-même, plus on part de l’infiniment petit que nous sommes, et plus on arrive à une œuvre reconnue par les autres. Dans le sens où quand les autres la voient, ils s’y reconnaissent.
Et pourtant, la forme de Clôture de l’amour n’est ni réaliste ni facile, puisque ce sont des monologues. En ce sens, je me considère un peu comme un missionnaire des formes théâtrales. Je trouve important qu’un sujet aussi banal qu’une séparation puisse avoir cet impact grâce à la forme qu’on lui donne. Le succès de cette pièce est aussi dû à la force des acteurs. L’immense actrice française qu’est Audrey Bonnet a propulsé cette œuvre à travers le monde. Personnellement, quand je la joue, je réécris le texte presque en direct. Je ne devrais pas le faire mais j’aime cette idée qu’il n’y a pas de différence entre l’art et la vie.
Chacune de vos représentations de Clôture de l’amour contient donc des variations ?
Oui, mais ce sont des oublis de ma part, des trous. J’aime que les œuvres aient toujours un caractère extrêmement vivant. Je joue comme je suis habillé dans la vie. Je viens du milieu de la performance, je ne suis pas dans un rapport théâtral à mon texte, qui consisterait à le connaître sur le bout des doigts. A chaque fois que j’ai joué dans mes pièces j’ai toujours été dans un rapport de performance. Je viens du monde du Fluxus, cette période de l’histoire de l’art dans les années 60, qui m’a beaucoup influencé.
C’est pourquoi votre pièce doit aussi parfois s’adapter à des éléments de décors imprévus, comme cette petite chapelle avec une Vierge disposée au fond du Théâtre Juarez de Guanajuato ?
Oui. Je suis bien obligé de la prendre en compte, ce n’est pas rien. Mon principe est de ne jamais cacher une cage de scène, car je trouve ça très beau. Mais là il y a une vierge au fond. Que faire ? On parle beaucoup de sexualité dans la pièce, c’est donc une question de sens. Je ne voudrais pas que les spectateurs soient gênés. Mais les gens sont tellement habitués ici qu’ils ne la verront peut-être pas. C’est en tout cas la première fois de ma vie que je vois ça !
Vos pièces sont montées dans des dizaines de pays, vous avez vous-même programmé essentiellement des artistes étrangers en France au Théâtre de Gennevilliers. Grâce aux sous-titres, ces échanges se multiplient : quels résultats produisent-ils?
J’en ai parlé récemment avec Coto Adánez, qui a traduit Clôture en espagnol, et nos positions divergent. Je pense que le sous-titrage est important, car il y a beaucoup de texte, mais il faut se souvenir qu’entre 1945 et 1947, quand le Berliner Ensemble de Brecht est venu à Paris, il n’y avait pas de sous-titres… Je vois des spectacles à l’étranger six fois par semaine, ce n’est pas toujours traduit, et pourtant je comprends. Lors de la première de Clôture de l’amour à Avignon, le 17 juillet 2011, la salle était pleine. Dès le lendemain, le téléphone et les mails ont afflué du monde entier pour que je fasse des versions internationales.
Quand j’ai rencontré mes interlocuteurs, je me suis aperçu que personne ne parlait anglais ni français. Ils avaient vu un objet de deux heures sans comprendre la langue, mais ça les avait marqués. Cela prouve la puissance incroyable d’une communication « infra », qui déborde le langage parlé. C’est dévastateur.
Vous estimez que Clôture n’est pas une œuvre sur la condition féminine, mais elle a parfois suscité de vives réactions, comme au Théâtre de Moscou, où de nombreux hommes ont quitté la salle quand la femme commence son monologue. Le théâtre doit-il avoir un rôle subversif, provocateur?
Cela fait trente ans que j’entends les critiques dire que je fais de la provoc’, mais je ne l’ai jamais cherché. After/Before avait fait un scandale énorme au Festival d’Avignon, mais ce n’est pas dans ma nature. Je fais ce que je fais. J’écris mes pièces et je les monte, je ne fais pas de compromis, c’est tout. Je n’essaye pas de plaire au spectateur ni au producteur : c’est à prendre ou à laisser. Mes pièces peuvent gêner, mais ce n’est pas mon ambition. Les gens ont accepté à 90 % la forme de Clôture, et ça me fait très plaisir. Depuis que je suis adolescent j’ai le désire d’être porteur d’une foi en l’art du théâtre, j’ai le goût de changer les formes, de les rendre différentes d’une plate représentation réaliste. C’est important pour moi d’offrir cet autre horizon.
Vous avez l’intention de faire jouer Clôture par deux femmes à Taipei. C’est aussi une manière d’aller à contre-courant?
Je veux le faire depuis un moment, de même que je veux le faire avec deux mecs aussi. La violence dépasse le genre, elle est surtout sociale, c’est un rapport de force. C’est presque au-dessus de la condition humaine. Je veux aller au-delà des formes sociales convenues. Tout ce qui est de l’ordre du groupe social, des partis politiques, etc., ça me rebute. Je suis plutôt anarchiste, ou punk, dans ma tête.
Vous avez un livre à la main, Nous étions l’avenir, de Yael Neeman. Quel type de lecture vous nourrit ?
Je lis beaucoup de philosophie analytique américaine ou allemande. J’ai fait des études de philosophie. Celui que je lis toujours, c’est Wittgenstein. J’aime le lire parce qu’il parle du métier que je fais : écrire. Et on ne peut pas juste écrire, de façon naïve. On est tous des héritiers de la pensée de Godard : on pense avec le cinéma quand on en fait. Quand j’écris, je pense au théâtre, à la forme théâtrale, c’est indissociable.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Du 11 au 29 octobre, la France est invitée d’honneur du Festival Cervantino. Trente spectacles français y sont programmés, grâce au concours de l’Institut français et de l’ambassade de France au Mexique.
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