Quand un salmonidé s’invite dans le repas carné de la famille, la désunion est de la partie. Un jeu de la vérité servi par une troupe d’exception.
Il suffit d’un grain de sable pour que la mécanique bien huilée d’un repas de famille se grippe et vire au pugilat. Tous sont censés se réjouir du rituel trop rare de se réunir autour de la grande table de la maison des parents. Déguster ensemble la fameuse recette de la blanquette de veau de maman a valeur d’un retour aux sources réveillant les souvenirs du monde paradisiaque de l’enfance.
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Pourtant quand Suzanne, la fille cadette qui a décidé de ne plus manger de viande, se pointe au rendez-vous avec une truite à poêler, l’union sacrée et l’occasion de faire une fois de plus bonne figure volent en éclats pour se casser le nez sur la chair blanche d’un poisson de rivière dévoré en solo comme une première pomme de discorde.
Avec cette pièce écrite en 2016, Baptiste Amann donne la parole à une famille sans histoires. Des représentants de cette majorité silencieuse qui traverse la vie loin des projecteurs de l’histoire. “Avec La Truite, précise l’auteur, j’ai voulu parler de ceux qu’on ne remarque pas, à qui l’on ne s’intéresse jamais, rendus invisibles, non par velléité politique comme on s’arrange des violents, des fous, des pauvres, mais simplement par omission, par manque d’intérêt.” C’est à ce clan des invisibles auquel chacun des spectateurs est capable de s’identifier que Rémy Barché donne chair avec brio dans sa mise en scène.
Comédie en trois actes sobrement intitulés “Entrée”, “Plat”, “Dessert”, cette dramaturgie qui s’amuse de la carte des formules proposées par les brasseries populaires est une occasion de faire le point sur le quotidien sucré-salé d’un début de XXIe siècle où la maladie de vieillir est une briseuse de rêves et où le bonheur d’avoir une progéniture s’ombre de la peur d’être mis au ban du travail par la crise économique.
Une truite suffit à lancer la machine à mouliner les ressentiments, mais c’est en réunissant cette famille autour d’un karaoké improvisé que Rémy Barché leur offre la belle opportunité de tout se dire sans que ça porte à conséquences. Sous des light shows de pacotille, on adore les entendre et les voir reprendre micro à la main les paroles de Je veux pas que tu t’en ailles de Michel Jonasz comme un exutoire. Tandis qu’ils enchaînent en improvisant sur Parce que c’est toi d’Axelle Red et Résiste de Michel Berger pour France Gall, on brûle du désir d’accorder nos voix aux leurs pour partager avec eux cette nostalgie d’être une famille debout dans un monde où les sans-grades doivent encore et toujours se contenter de courber l’échine en silence dans les coulisses. Patrick Sourd
La Truite de Baptiste Amann, mise en scène Rémy Barché, avec Suzanne Aubert, Marion Barché, Christine Brücher, Daniel Delabesse, Julien Masson, Thalia Otmanetelba, Samuel Réhault, Blanche Ripoche et la voix de Baptiste Amann, jusqu’au 14 avril, Théâtre ouvert, Centre national des dramaturgies contemporaines, Paris XVIIIe
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