La ville de Louisiane ne laisse pas ses musiciens mourir en paix, encore moins une légende du rock. Reportage sur place.
Mercredi 1er novembre, 20 h à La Nouvelle-Orléans. C’est toute une cité habillée en bleu qui danse ensemble et avec frénésie dans des artères coupées par la police. « Si j’étais pas en service, je serai au milieu de la foule avec mon parapluie », sourit une agente. Sous les gyrophares azur de la NOPD (New Orleans Police Department), les robes masques, plumes, chaussettes ou bretelles brillent de la couleur du ciel, des myrtilles, du lundi. Bleu, c’est le dress-code, choisi par on ne sait qui, pour honorer la vie du musicien Fats Domino, auteur des tubes Blue Monday et Blueberry Hill.
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Ils sont des centaines et des centaines, noirs et blancs, natifs ou adoptés, nourrissons ou vieillards en fauteuil électrique, à marcher depuis 17 h, carburant à la bière et vibrant sur les cuivres qui, furieux, s’époumonent. Il faut faire du bruit pour la « second line » (nom des parades de La Nouvelle-Orléans) de Fats, et le plus possible, comme la tradition l’exige.
Les percussions et les pas des endeuillés suivent le Big Four, le rythme des esclaves de Congo Square. C’est qu’on honore les morts avec le poids des ans et un surplus de vie, par ici. Et on salue les musiciens, de Louis Armstrong à Brandon Franklin (membre du Hot 8 Brass Band, assassiné en 2010 à seulement 22 ans), par des festivités sempiternelles, n’en déplaise aux autorités promptes depuis quelques années à réprimer les traditions qui “font trop de bruit et salissent les rues”.
Au terme d’une marche dansée et chantée de quatre kilomètres, traversant les quartiers et les canaux, la foule s’arrête devant la demeure jaune du pianiste, reconnaissable par un grand « F.D. ». C’est dans cette maison de Lower Ninth Ward, un quartier de La Nouvelle-Orléans meurtri par l’ouragan Katrina, que le pianiste prodige avait été secouru en bateau, à l’été 2005. Ses disques d’or avaient été perdus dans la vase, et son piano fétiche avait été ballotté par les flots avant de siéger, tel un animal éventré, dans le hall du musée d’Histoire de La Nouvelle-Orléans. Pendant quelques jours on avait cru que lui aussi, le vieil homme qui avait refusé d’évacuer, avait connu le même sort. Un fan avait même peint un « RIP Fats » sur sa façade.
Bientôt une place Domino ?
Douze ans après cette fake news, dans la nuit d’automne, les traditionnels chants funèbres des brass bands, Just a closer walk with thee et I’ll fly away, sonnent pour le « Native son » comme l’appelle Alan, venu masqué et costumé. « C’était un vrai, lui, et c’est lui qui doit prendre la place de la statue du général Lee (la statue déboulonnée cette année, donnant son nom à la place : ‘Lee Circle’ – ndlr). Il nous faut un Domino’s Circle (une place Domino – ndlr), car il n’a jamais abandonné ». La foule enfiévrée, entre rire et larmes, chante sous le regard d’un danseur torse nu, qui gesticule sur le toit du regretté Monsieur Domino, et d’un gaillard qui sert des cocktails par centaines dans le coffre de son truck.
Une semaine de festivités
Loin des ors de la République ou de la religion, ce mercredi, c’était la première célébration populaire de la vie du King une semaine après sa mort. La mairie n’a encore rien organisé d’officiel. « On ne sait pas encore ce qu’a prévu de faire la famille pour les funérailles qui ici prennent des plombes, » explique savamment Keith, néo-orléanais depuis toujours. En attendant, la patronne du bar Vaughn’s a lancé cette parade pour rejoindre la maison de Fats, à 3 kilomètres d’ici, alors tout le monde est venu. « J’ai jamais vu ça pour une première Second Line », conclut-elle.
Cela fait alors déjà une semaine que le monsieur de 89 ans a poussé son dernier soupir, et comme d’habitude la ville ne l’a pas laissé partir les mains dans les poches. La radio locale WWOZ a bouleversé ses programmes pour ne jouer que lui, les murs et vendeurs de sandwichs se sont recouverts d’hommages en street-art. A la traditionnelle parade du dimanche, dans les quartiers dits peu recommandables, les « RIP Fats » étaient sur les tee-shirts et dans les esprits.
Devant la maison jaune se retrouvaient chaque soir pour une veillée les amis de Sieur Domino, des politiciens locaux, des anonymes et des militants associatifs. Jusqu’au bout, l’homme était de tous les combats pour que survive son quartier. Adossée à un gros 4×4, en tee-shirt bleu criard, Miss J est tout émue en regardant les danseuses de Second Line en jupons, cotillons et foulards, célébrer Fats Domino.
« C’était plus qu’un musicien. C’était tout. J’ai grandi à deux rues de chez lui, on roulait pas sur l’or mais on l’écoutait jouer, fenêtres ouvertes. Il est resté pour Betsy (l’ouragan de 1965 – ndlr), il est resté pour Katrina (l’ouragan de 2005 – ndlr). Il ne nous a jamais abandonnés, normal qu’on lui rende la pareille ».
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