Jeudi 4 avril a débuté le procès d’une filière de Lunel. Vingt-sept personnes étaient parties depuis cette ville pour faire le djihad en Syrie. Cinq personnes dont deux revenants sont jugés pendant cinq jours. Lors du premier jour, Saad B. a été questionné sur son rôle dans le financement du djihad de son frère.
C’est le début du procès d’une affaire emblématique du djihad français. Celui ceux que l’on a appelés « les enfants perdus de Lunel », du nom de cette petite ville de l’Hérault de 25 000 habitants devenue tristement célèbre pour ses habitants partis très tôt grossir les rangs djihadistes de Syrie.
Entre novembre 2013 et décembre 2014, vingt-sept personnes de la ville et des alentours partent combattre au Levant. Quinze hommes, six femmes et six enfants. Ils y sont allés en famille, entre amis ou simples connaissances. Huit d’entre eux sont présumés morts sur place. Leur ombre plane sur cette audience qui, comme souvent en matière de terrorisme, risque d’être en partie le procès des absents.
Car jeudi 4 avril, ils ne sont que cinq, de 29 à 47 ans, sur le banc des prévenus à comparaitre pour association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme et, pour deux d’entre eux, financement d’une entreprise terroriste. Saad B. et Jawad S, sous contrôles judiciaire comparaissent libres.
Les trois autres, détenus eux, sont assis dans le box à vitre couleur calcaire de la 16e chambre correctionnelle. Adil Barki, Ali Abdoumi sont accusés d’être partis en Syrie quand le troisième, Hamza Mosli, est resté à Lunel. Ce dernier est considéré comme « un personnage central », relais entre la ville de Petite Camargue et la Syrie.
« Que s’est-il passé à Lunel ? »
Dès le début de l’audience, soulignant le nombre de départs en disproportion avec la taille de la ville, la présidente a tenu à formuler la question qui sous-entend tout ce procès : « Que s’est-il passé à Lunel ? » Là où, selon les mots des enquêteurs ont été réunies « les conditions d’une émulation djihadiste collective à laquelle ont participé les personnes mises en examen ». Cinq jours de procès ne suffiront probablement pas à comprendre ce qu’il s’est joué dans les rues et les cafés de Lunel ni comment ces enfants perdus sont tombés dans cette course au djihad.
Pour cette première audience, un prévenu est passé au crible des questions de la présidente pendant trois heures durant. Saad B., 29 ans. Pantalon blanc, veste noire et lunettes à montures épaisses. Le jeune homme de nationalité marocaine mais ayant vécu toute sa vie en France s’exprime avec l’accent du sud où il a grandi.
Derrière lui, il y a l’ombre du frère, Abdelkarim, dit Karim, le premier de Lunel à être parti au djihad en novembre 2013. Celui que Saad est soupçonné d’avoir aidé en lui transmettant 190 euros et dont il a convoyé la femme à l’aéroport pour qu’elle aille le rejoindre en Syrie.
« Les assises de la religion »
Saad vient d’une fratrie de six, dont Karim est l’ainé. Une enfance « plutôt agréable » où les enfants « ne manquaient de rien ». Un papa un peu sévère et une maman décrite par le prévenu comme « l’avocat » de la famille. « Comme toutes les mères », glisse-t-il.
Une adolescence et un début d’âge adulte dans la même veine, sans histoire. Un CAP vente, une formation d’agent de sécurité et le BAFA pour « travailler avec les petits ». Saad fait la fête, boit des coups, sort en boite. Il galère un peu, vivote entre les petits boulots, est suivi par la mission locale de Lunel.
Et aussi, il travaille dans « le bahut », le snack de Karim son grand frère. Il s’en occupe lorsque celui-ci est à la mosquée. « Ah, je voulais qu’on en arrive là », lâche la présidente lorsque Saad évoque le café. Situé entre deux établissements scolaires, « le bahut » est un lieu prisé par les lycéens de la ville avec qui Saad « s’entend super bien ». C’est aussi le repaire des radicaux lunellois. Son coprévenu Jawad S. qui comparait libre lui aussi est accusé d’y organiser, avec Karim, des « assises de la religion ».
« Un concept très présent » et dans la procédure et inventé à Lunel, d’après la présidente. Sorte de réunion au Bahut entre religieux où un thème est abordé, discuté puis suivi d’une prière collective. « Je ne sais pas vraiment, je partais quand ça commençait. J’allais fumer la chicha, rétorque Saad d’une voix mal assurée. Parce que je ne suis pas pratiquant. Je n’y suis pas à ma place. » S’il connaissait les gens qui y participaient ? Oui un peu puisqu’à Lunel, « tout le monde se connait ».
Du « bahut » à la Syrie
L’interrogatoire se dirige doucement vers le frère, Karim, le grand absent de cette première journée. Son mariage où l’ainé avait failli se battre avec le propre frère de sa future femme, ses rapports avec Saad. Et puis ce jour où il lui dit qu’il part sur Nice. Alors qu’il va à Istanbul. « Il vous a dit pourquoi ? » « Il voulait vivre dans un pays musulman. Je lui ai dit, « bah va au Maroc ». Karim rejoint la Syrie peu de temps après. Mais Saad ne le sait pas. Enfin pas tout de suite.
La magistrate est très pédagogue envers les prévenus. Elle parle doucement, répète, ne cesse de demander s’ils ont compris. Pleine d’une compassion qui s’arrête net lorsqu’elle sent qu’on ne lui dit pas tout. « Attention, prévient-elle en haussant la voix. Je vous ai prévenus, ne dites pas de choses qui sont fausses. Je vais les lire, les conversations que vous avez eues avec lui. »
Saad baisse la tête. Il sait dès janvier 2014,que son grand frère est en Syrie. Il ose un peu au début. « Il m’a dit qu’il faisait de l’aide humanitaire. » La magistrate hausse le ton à nouveau, menaçante. Parle des conversations skype qu’elle va lire. « Il n’est pas parti pour l’humanitaire », réplique-t-elle sèchement. Saad hoche la tête. Il sait ce qu’il se passe en Syrie, il a bien « vu à la télé » que c’est « la guerre ».
Lunettes infrarouge, lampe frontale et panneau solaire
Trois mois après le départ de Karim, Nadia, sa femme revient à Lunel pour récupérer des affaires. « Ma mère ma demandé d’aller la chercher à l’aéroport de Marignane, souffle Saad. « Une heure, une heure trente de trajet. » C’est long, remarque la présidente qui se demande de quoi ils ont parlé. « Je discute pas avec elle, bloque-t-il. C’est la femme de mon frère, elle porte le voile. Chacun à sa place. » Moue dubitative de la magistrate.
Cette dernière lit alors les conversations entre Karim et Nadia puis entre Karim et Saad. C’est le coeur des faits puisque le grande frère charge sa femme de transmettre à son petit frère une liste de course. On y trouve des lunettes infrarouge, une montre, une lampe frontale, un panneau solaire pour recharger des portables. Il demande aussi une cagnotte. Il lui faut 5000 euros pour acheter un 4X4. C’est le prix minimum pour en avoir un en Syrie jure Karim.
A ce propos ce dernier demande à Nadia de négocier avec son petit frère Saad de louer une voiture et la lui amener en voiture. « Ouais mais c’est compliqué », répond ennuyée la jeune femme. « Mais non c’est simple », lui assure Karim. De fait, à l’époque, il est encore simple de passer en Syrie. D’y revenir, et d’y retourner. Nadia l’a fait sans être inquiétée un seul instant.
Saab refuse. Il refuse aussi « d’aller demander aux gens pour la récolte » comme le lui demande son frère dans une conversation. Il dégotera finalement 190 euros et accompagnera Nadia à Décathlon, trois jours avant qu’elle ne rentre en Syrie. Les 190 euros serviront d’ailleurs à la jeune femme pour payer le billet.
« Wallah, si rien ne me retenait je serais venu. »
Une autre conversation secoue un peu la défense de Saad. Quelques mois plus tard, il discute avec son frère toujours en Syrie qui tente de le convaincre de le rejoindre. Le petit frère refuse de le rejoindre mais à un moment, il lâche : « Wallah, si rien ne me retenait je serais venu. »
La présidente s’arrête et lève la tête. Si elle lui fait remarquer que la plupart des conversations plaident pour sa bonne foi, ce n’est pas le cas en l’espèce. « Là vous ne lui dites pas de revenir… » Saad réajuste ses lunettes. « Ouais mais j’allais dans son sens. C’était pour ne pas le perdre. Quand je lui disais de revenir, il s’énervait. Moi vous savez, je préférais avoir mon frère détenu que mon frère mort et enterré je sais pas où. »
En décembre 2014, le jeune frère reçoit un coup de fil. On lui annonce que son frère est mort. Il appelle alors « le légionnaire », vedette des djihadistes Lunel pour son ascension éclair dans l’organisation Etat Islamique. Parti quelques temps après Karim, Abdelillah Himich, un ancien de la légion est devenu Emir. Saad veut qu’il lui envoie des photos de son frère. « Il y avait une couverture sur son corps. » Il s’en étonne. Ça l’intrigue, ça l’énerve. Il demande. De mauvaise grâce, « le légionnaire » lui répond. « On m’a dit que son corps était coupé en deux. »
Le procès va durer cinq jours. Le jugement devrait être rendu le 11 avril.