En 2012, à New York, Yoselyn Ortega a tué deux des trois enfants de ses employeurs. Elle les a poignardés à maintes reprises avant de tenter de se suicider. Elle est jugée depuis deux semaines. Retour sur le parcours de la “nourrice tueuse” qui a inspiré le roman avec lequel Leila Slimani a obtenu le prix Goncourt en 2016.
« Le bébé est mort. » La phrase prend aux tripes. Elle se fige sur la rétine. Il a été tué par « l’autre », par « la nounou ». Quand ces mots sont les premiers de Chanson douce, de Leïla Slimani, ce ne sont que des mots. On se rassure en serrant fort l’ouvrage entre ses mains. C’est « seulement » un livre haletant qui commence par la fin. Une histoire parmi d’autres, sortie de l’imagination d’une écrivaine qui interroge la maternité, la place et la liberté de la femme, la confiance placée en l’étranger qui veille sur la chair de sa chair.
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Quand on se penche sur l’histoire de Yoselyn Ortega, source d’inspiration de Chanson douce, cette même phrase glace le sang. Le bébé est vraiment mort. La nounou l’a vraiment tué. Elle l’a poignardé cinq fois. Il avait 2 ans. Il a eu une jugulaire tranchée et la moelle épinière perforée. Sa grande sœur, 6 ans, est morte elle aussi. Elle s’est débattue pour tenter de parer la trentaine de coups de couteau. Les deux enfants se sont vidés de leur sang dans la baignoire.
Léo, 2 ans et Lucia, 6 ans
Il y a cinq ans et demi, cette tragique histoire a secoué New York et l’Amérique tout entière. Un jeudi d’octobre 2012, aux alentours de 17 h, Marina Krim, une mère de 36 ans, sort d’une leçon de natation avec sa cadette, Nessie, 3 ans. Elle doit retrouver sa nourrice, Yoselyn Ortega, dit « Yosi », et son fils Léo, 2 ans, à la sortie du cours de danse de sa fille Lucia, 6 ans. Ces derniers n’y sont pas.
Après avoir envoyé un texto sans réponse à la nounou, Marina Krim rentre chez elle. L’appartement est plongé dans le noir. Elle descend demander au portier s’il a vu sortir la nourrice et les deux enfants. Il n’a vu personne, ils doivent toujours être dans l’appartement. La mère remonte avec Nessie et aperçoit de la lumière dans la salle de bains. Elle y découvre les corps sans vie de ses deux enfants dans la baignoire maculée de sang. La nourrice qui s’est tranché les poignets est en train de s’enfoncer un couteau dans la gorge.
Un cri des profondeurs
Au procès, l’un des ambulanciers décrit « la pire scène de crime jamais vue avec le 11 Septembre ». Les premiers témoins cités par les journaux américains, ceux qui ont vu la mère sortir de l’immeuble en courant se souviennent d’un « bloodcurdling scream », un « cri à glacer le sang ». Dans Chanson douce, Leila Slimani parle d’un « cri des profondeurs », d’un « hurlement de louve ».
Une photo de la mère, visage dévasté et poings collés contre la vitre d’une ambulance a fait le tour du monde. Imprimée dans tous les esprits qui assistent au procès de Yoselyn Ortega, sauvée de justesse par les secours. Jugée depuis le 1er mars, elle encourt la prison à perpétuité pour les meurtres de Léo, 2 ans et Lucia, 6 ans. Témoins, experts et contre-experts cités par les deux parties se succèdent à la barre, dessinant le portrait tortueux de Yoselyn Ortega, la nourrice tueuse.
Impassible
Depuis le début son procès, Yoselyn Ortiga n’a pas cillé. Elle regarde tour à tour ses genoux et ses mains, secoue parfois la tête. Sa peau est un peu grisée par les cinq années de détention. Elle a vieilli depuis les photos d’elle qui ont circulé, elle est un peu plus rabougrie. Au niveau de sa trachée, on distingue une grosse cicatrice. Là où elle s’était planté le couteau après avoir exécuté les deux enfants.
Son visage n’a trahi aucune expression alors que la mère délivrait un témoignage déchirant. Elle n’a pas non plus bougé quand cette dernière lui a crié qu’elle était le « diable ». Pas plus de gestes quand, en larmes, le père a raconté sa visite à la morgue, où il a découvert ses enfants « beaux et étranges à la fois », parce qu’ils « étaient de la mauvaise couleur, vidés de leur sang » et donc « un peu bleutés ».
Une seule fois, Yoselyn Ortega a réagi. Lorsqu’un expert a raconté leur entrevue, expliquant qu’elle avait éclaté en sanglots quand elle parlé des nombreux morts dans sa propre famille. C’est l’unique moment où Yoselyn Ortega a détourné la tête pour pleurer.
« Vous n’aurez peut-être jamais de réponse satisfaisante »
Deux thèses s’affrontent à ce procès qui devrait durer plusieurs mois. D’un côté, l’avocate générale qui soutient que Yoselyn Ortega a tué les enfants parce qu’elle estimait que les Krim la traitaient mal, jalousant leur richesse, désespérée par ses propres difficultés financières.
En face, les avocats de l’accusée, menés par Me Valerie Van Leer-Greenberg, veulent faire reconnaître l’aliénation mentale de leur cliente pour obtenir son irresponsabilité pénale. Une ligne de défense ardue. Aux termes du droit de l’Etat de New York, il ne faut pas simplement prouver qu’Ortega est une démente. Il faut démontrer qu’elle était folle et ne pouvait comprendre les conséquences de ses actes à l’instant même où elle a commis les meurtres. Selon ses avocats, l’absence de mobile constitue une preuve en ce sens. Et c’est tout l’enjeu du procès. Dès la première audience, l’avocate générale a prévenu les jurés et, au-delà, l’opinion publique : « Vous vous demanderez pourquoi, malheureusement, vous n’aurez peut-être jamais de réponse satisfaisante à cette question. »
« L’acte de confiance final »
Kevin et Marina Krim ont embauché Yoselyn Ortiga deux ans avant les faits, pour garder leurs trois enfants et épauler la mère, femme au foyer. Une pratique courante chez les couples aisés du très chic Uper West Side. Le faits divers a d’autant plus traumatisé le quartier que les « nounous » font partie intégrante de la vie de famille. Elles sont là pour les repas des enfants, leurs couchers, les anniversaires et même les vacances. Selon une voisine interrogée par le New York Times, embaucher une « nanny » est « l’acte de confiance final ». La quasi-intégration d’un nouveau membre de la famille.
Les Krim ne faisaient pas exception. A première vue, les rapports qu’ils entretenaient avec « Yosi » étaient au beau fixe. Sur le blog de Marina Krim où elle relatait le quotidien de ses trois enfants, Lucia, Nessie et Léo, la jeune mère avait décrit leurs vacances en République dominicaine où ils rendaient visite à la famille de Yoselyn Ortega. Elle y racontait à grand renfort de détails et de photos la relation intime qui les liait à leur nourrice. Parmi les indices allant dans ce sens, il y avait les cadeaux des Krim, comme cette veste en cuir Ann Taylor qu’ils lui avaient offerte. Ou bien quand, par deux fois au moins, ils lui ont payé l’aller-retour en République dominicaine alors qu’elle avait des urgences familiales.
Quelques jours après les meurtres, une des voisines et rares amies de la nourrice, Maria Lajara, raconte qu’Ortega parlait de sa joie de vivre au travail qu’elle aimait, s’estimant bien payée et bien traitée. « Elle les a vraiment aimés. Elle a aimé les enfants. Elle les emmenait au parc, et elle a dit que la mère était vraiment une bonne personne. »
Des problèmes financiers
Mais au fil des coupures de journaux et des témoignages aux procès, on distingue une situation plus complexe. En 2012, Yoselyn Ortega a de sérieux problèmes financiers. La personne à qui elle sous-louait un logement dans le Bronx est revenue et les a mis dehors, elle et son fils de 17 ans. Ils ont dû retourner chez la sœur, une chauffeuse de taxi, qui habite dans un immeuble de six étages de l’Upper Manhattan. Ortega vit alors avec sa sœur, une nièce et son fils dans un petit appartement. Un retour mal vécu.
Rémunérée 500 dollars par semaine par les Krim, Ortega doit payer les frais de scolarité de l’école privée de son fils, a des dettes et ne s’en sort pas. Sur son temps libre, elle parcourt les couloirs de l’immeuble de sa sœur pour vendre des cosmétiques et des bijoux bon marché. Elle tente également d’arrondir les fins de mois en cuisinant du riz et des plats au poulet pour les fêtes.
« Faisons en sorte qu’elle soit heureuse »
Depuis peu, la situation semble s’être aggravée un peu plus encore. Les témoignages font état d’une femme de plus en plus « maigre« , « inquiète« , « anxieuse« . Les autres nourrices de l’immeuble des Krim la décrivent comme « fatiguée » et « distante ». Dans ces quartiers, les « nannies » sont légion. Elles se connaissent, se côtoient, organisent des sorties communes dans les parcs. Pas Yoselyn Ortega, plutôt froide et « souvent enfermée dans l’appartement ».
De leur côté, les Krim tentent de l’aider. Ils lui proposent des heures supplémentaires. Ils emploient son fils pour de petits boulots, comme promener Babar, le lévrier de la famille. Alors qu’ils étaient en déplacement en famille, ils l’ont même recommandée à des amis qui avaient besoin d’une nourrice pendant un mois. Selon Marina Krim citée au procès, son époux avait pour habitude de dire : « Faisons en sorte qu’elle soit heureuse, qu’elle veuille continuer à travailler pour nous. »
Sensation de malaise
Au procès, Marina Krim parle de non-dits et de colères sourdes. Elle se souvient d’attitudes parfois « pas tout à fait normales » de la nourrice, de « regards noirs ». De ses réactions « trop émotives ou trop froides ». D’une sensation de malaise, sans trop savoir pourquoi.
Ce ressentiment contre la famille Krim, accentué par sa fragilité financière semble ressortir de son premier interrogatoire. Yoselyn Ortega avait alors admis avoir tué les deux enfants et exprimé des regrets. Elle aurait expliqué aux enquêteurs qu’elle devait tout faire en plus de s’occuper des petits. Qu’elle aurait été humiliée qu’on lui ait proposé des heures supplémentaires pour faire le ménage. Qu’à ce propos, les produits de ménages lui brûlaient la peau. Qu’elle était « en colère » contre les parents et particulièrement contre la mère.
Un aveu contesté par la défense. Selon son avocate, Ortega était, à ce moment-là, intubée, sous assistance respiratoire et fortement médicamentée. Et donc incapable de témoigner sereinement. Depuis, sa version a évolué. Onze jours après les faits, elle expliquait ne pas se souvenir de ce qu’il s’était passé. Elle avait juste mentionné avoir été bouleversée parce que Marina Krim « l’avait humiliée en public ».
Une femme psychologiquement instable
Au cours du procès, à mesure que défilent témoins et experts, une autre facette de la personnalité de Yoselyn Ortega se dessine. Celle d’une femme psychologiquement instable. En 2008, elle aurait fait une première crise de démence en République dominicaine. En 2012, elle aurait forcé son fils à se cacher avec elle sous un lit chaque fois qu’un chien aboyait.
Trois jours avant le massacre, Mme Ortega aurait été prise d’un accès de folie dans la cuisine de l’appartement de sa sœur, jetant casseroles et poêles à travers la pièce. Jurant ensuite n’avoir aucun souvenir de ce qu’il s’était passé.
Ce même jour, le 22 octobre 2012, poussée par sa sœur, elle voit un psychologue. Elle lui confie de ses difficultés financières, ses inquiétudes à propos de son fils. Sans plus. Si bien que le médecin ne note « aucun signe » montrant « que Mme Ortega était déconnectée de la réalité ou avait des hallucinations ». A la fin de l’entretien, il diagnostique « un trouble anxieux et une dépression chronique persistante ».
D’autres experts l’ayant examinée durant les cinq années suivant les meurtres expliquent quant à eux que Yoselyn Ortega entend des voix. Une psychiatre citée par la défense assure qu’elle avait montré des « symptômes évidents de psychose » dans les semaines et les mois qui ont suivi les meurtres du 25 octobre 2012. Selon elle, l’accusée a prétendu avoir eu des hallucinations, parlant d’être « touchée par le diable » et de voir « des géants se battre ».
« Son plan était de tuer les enfants Krim »
Pour l’accusation, qui cite elle aussi des psychiatres, les faits ne laissent pas de place au doute quant à la responsabilité pénale de l’accusée. Le jour des meurtres, Yoselyn Ortega s’est débarrassée de son téléphone portable et a laissé ses cartes d’identité et d’assurance à sa sœur. « Elle mettait de l’ordre dans ses affaires, a déclaré l’avocate générale. Quand elle est partie travailler, elle savait qu’elle ne rentrerait pas à la maison. Son plan était de tuer les enfants Krim et ensuite de se suicider. »
Le 25 octobre 2012, un peu avant 17 heures, quand elle s’est rendue pour la dernière fois chez les Krim avec Léo et Lucia, Yoselyn Ortega a demandé au portier si les parents étaient rentrés. Au procès, celui-ci a déclaré que c’était la première fois qu’elle lui avait adressé la parole. Il a répondu qu’il venait de voir Marina Krim et la petite Nessie sortir. La nounou est alors montée dans l’ascenseur avec la poussette où se trouvait Léo, avec Lucia à ses côtés.
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