C’est toute l’imagerie eighties de Steven Spielberg qui est de retour avec le blockbuster Ready Player One, en salle le 28 mars. Echange à Hollywood dans le vacarme d’une journée de lancement frénétique.
Il y a foule ce matin-là au studio Goya, en plein cœur d’Hollywood, où la Warner a fait venir la presse du monde entier pour une journée promotionnelle consacrée au dernier long métrage de Steven Spielberg. Sur le parking, devant un bus repeint aux couleurs de Ready Player One, une hôtesse propose de nous prendre en photo sur un fond vert.
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Puis sa collègue nous invite à l’intérieur du bus afin d’y découvrir notre tête incrustée dans l’un des décors du film, et éventuellement de nous délester de quelques billets verts au stand goodies. Nous refusons poliment, mais repartons tout de même avec un coupon pour télécharger gratuitement Les Goonies.
Les céréales E.T. coulent à flot
Dans un immense hangar, de grandes tables ont été installées, où des dizaines de journalistes prennent leur petit-déj en attendant sagement leur tour. Les céréales E.T., ressorties pour l’occasion, coulent à flot ; nous optons pour un café serré. Quelques collègues jouent aux bornes d’arcade laissées à disposition (Pac-Man, Millipede, Asteroids…), quand ils ne préfèrent pas enfiler un casque de réalité virtuelle. D’autres font des selfies devant la réplique du Géant de fer posée dans un coin.
D’autres enfin admirent les posters vintage détournés – des copies de classiques de la pop culture (Risky Business, The Lost Boys, Beetlejuice, Labyrinth, Blade Runner, Retour vers le futur, Breakfast Club, Rambo…), avec les personnages de Ready Player One à la place. Si l’on n’a pas compris qu’on était là 1) pour vivre une expérience extraordinaire, 2) pour replonger dans les bénies eighties, c’est qu’on n’y met vraiment pas du sien.
C’est en réalité bien plus qu’un jeu vidéo : une authentique réalité bis, un Second Life universel, où chacun est libre d’être qui il veut
“Ce qui m’a tout de suite séduit dans le livre, c’est sa façon d’effectuer à la fois un flash-back et un flashforward”, précise Steven Spielberg lorsqu’on lui demande ce qui l’a motivé pour adapter le best-seller d’Ernest Cline, cet ancien employé de vidéoclub de 46 ans qui vendit les droits d’adaptation de son premier roman en 2010, au même moment où il signait son contrat d’édition (jackpot). On ne saurait en effet mieux résumer l’ambition du film, qui suit les aventures, en 2045, d’un adolescent nommé Wade Watts (excellent Tye Sheridan) dans les arcanes d’un jeu vidéo rétrofuturiste, L’Oasis.
C’est en réalité bien plus qu’un jeu vidéo : une authentique réalité bis, un Second Life universel, où chacun est libre d’être qui il veut. Suffocant, le réel n’est plus qu’un lieu où l’on mange et dort dans de misérables mobile homes empilés les uns sur les autres comme des tours Jenga. Aidé par son crew, ce héros typiquement spielbergien part à la recherche de trois clés cachées dans L’Oasis par son défunt créateur, James Halliday, qui dans son testament a promis de léguer sa fortune et le contrôle du jeu à celui qui le premier les trouverait. Le film se présente ainsi comme une chasse au trésor sous pression (pas de Spielberg-movie sans course-poursuite), alternant monde réel (filmé dans le sépulcral 35 mm du chef op attitré Janusz Kaminski) et monde virtuel (en performance capture, comme Tintin, mais plus virtuose encore).
Notre futur sera notre passé
Une particularité de ce monde virtuel est sa profusion de références aux années 1980 – “enfin, plutôt aux années 1975 à 1995, précise le cinéaste, car c’est le cœur de la culture d’Ernest Cline, et donc de celle de James Halliday, qui a façonné L’Oasis selon ses propres obsessions.” Selon Ready Player One, notre futur sera donc notre passé, et la vague nostalgique qui nous enveloppe n’est pas près de disparaître.
“La nostalgie a toujours été un sentiment puissant, se justifie Spielberg. Personnellement, j’ai toujours aimé me souvenir du passé. Je suis la mémoire de ma famille, alors que ma femme vit davantage dans le présent. J’adore avoir des vieilles photos sur les murs, par exemple. La nostalgie rassemble les gens pour partager un souvenir. Elle amène du réconfort, surtout quand le monde n’est pas à la phase la plus heureuse de son développement.” Embrassant donc sans ambages ce sentiment régressif, il concède tout de même qu’il ne “faut pas y consacrer tout son temps…”
C’est justement toute la question soulevée par le film, qu’on n’imagine pas être réalisé par quelqu’un d’autre. Car la période 1975-1995 est bien sûr l’âge d’or de l’imagerie spielbergienne, ce moment où, de l’invention du blockbuster avec Les Dents de la mer (1975) à celle de l’image de synthèse moderne avec Jurassic Park (1993), “the entertainment king” aura régné sur l’imaginaire des kids du monde entier. Pour “ne pas se regarder dans un miroir narcissique, et rendre davantage à ceux qui (l)’ont inspiré”, Spielberg a toutefois épuré Ready Player One de presque tous les clins d’œil à son œuvre, dont le livre était truffé – à l’exception d’un T-rex et de la DeLorean de Retour vers le futur (film qu’il a produit).
Circulez, y a rien à voir
Attention à ne pas se laisser tromper par ce subterfuge : c’est bien son héritage qui est ici en jeu. Avec cette question en arrière-plan : désormais que la bataille est gagnée, que peut encore dire sur la pop culture le cinéaste qui a le plus œuvré à son anoblissement ?
Hélas, la réponse apportée par le film – complexe, ambiguë, passionnante – n’est pas la même que celle donnée par Spielberg et les autres interviewés lors de cette journée presse… Dès que sont évoqués un possible caractère aliénant de la nostalgie, une éventuelle limite à la déification sans fin des pop idols, un danger à voir la technologie nous sortir du réel au point que toutes ses horreurs nous paraissent acceptables, une urgence enfin à surveiller les multinationales qui contrôlent nos destins, la réponse est, en substance : circulez, y a rien à voir.
“Ce que j’aime avec Spielberg, c’est qu’il ne vous dit pas quoi penser. Il y a des messages que vous pouvez attraper, mais rien ne vous y oblige”
Lena Waithe, née en 1984, qui joue ici le rôle d’une jeune Afro-Américaine ayant fait le choix, dans L’Oasis, d’un avatar masculin ni blanc ni noir, estime ainsi que “les années 1980 furent une période prospère et pacifique, avec plein de chouettes films et séries (le Cosby Show, par exemple), la musique de Michael Jackson, de Prince…”
Lorsqu’on lui rappelle qu’elles furent aussi le théâtre d’un accroissement inouï des inégalités, d’une détérioration sans précédent de l’environnement, de guerres et de régimes répressifs ailleurs dans le monde, celle-ci, surtout célèbre pour avoir écrit un magnifique épisode de Master of None mettant en scène son coming-out (Thanksgiving, saison 2, Emmy du meilleur scénario) et pour showrunner une belle série aux contours politiques sur la violence endémique dans sa ville de Chicago (The Chi), répond : “Oui, tout ça est vrai, mais ce que j’aime avec Spielberg, c’est qu’il ne vous dit pas quoi penser. Il y a des messages que vous pouvez attraper, mais rien ne vous y oblige, vous pouvez aussi juste apprécier le film.” Même son de cloche chez les autres acteurs, Ernest Cline ou Zak Penn, le coscénariste du film (ainsi que de Last Action Hero, X-Men 2, Avengers…). Pour résumer : vive la pop culture, vive la nostalgie, vive les 80’s…
Qu’est devenu le cinéaste-prophète des années 2000 ?
Spielberg, énorme cigare à la main (“je ne fume pas, c’est juste pour le style”, plaisante-t-il), s’engouffre sans ciller dans ce storytelling faisant des années Reagan le dernier âge d’or de l’Amérique : “Le monde n’était pas en proie au chaos comme aujourd’hui. Des ‘choses’ se sont passées, bien sûr. On a eu un acteur comme président (rires). Mais globalement, la culture éclipsait la politique. Or, aujourd’hui, c’est l’inverse.”
Il assume même le schisme absurde entre politique et divertissement : “Il m’arrive de faire des films d’intervention, ce fut le cas avec The Post (Pentagon Papers). Mais quand je fais un film comme celui-ci, la chose la plus importante à mes yeux est que les gens passent un bon moment.” Stupeur. Qu’est devenu le cinéaste-prophète des années 2000, celui qui, de A.I. à La Guerre des mondes en passant par Minority Report, racontait mieux que quiconque les inquiétudes du présent dans de spectaculaires et sombres blockbusters ? Rassurez-vous, il vient de signer un nouveau film, un beau film, mais “préfère le laisser parler tout seul”. Soit. C’est son choix, et après tout il ne sera pas le premier cinéaste à refuser de redoubler le sens de son œuvre par la parole.
Mais pourrait-il vraiment tenir un autre discours ? Sans doute pas, car, au fond, Ready Player One touche à un point sensible (et d’une certaine façon aveugle) de son œuvre : le devenir des utopies et la responsabilité de ceux qui les créent. Evoquant James Halliday, dont il se sent “proche à 80 %, les autres 20 % allant à Wade Watts”, il explique que celui-ci est “comme John Hammond, l’inventeur de Jurassic Park, qui a dû assumer la responsabilité de voir sa création s’effondrer, à cause de son hybris”. A l’évidence, Spielberg a conçu ce film comme un autoportrait en bâtisseur de mondes, en démiurge déchiré par les remords et pétri par le doute. Mais l’avouer serait renoncer.
Quel héritier pour Spielberg ?
Lui, le maverick qui a participé à l’utopie du Nouvel Hollywood, puis en a, non pas provoqué comme on le lit parfois mais observé la chute, de loin, assis sur une montagne de dollars ; lui qui a œuvré, sous Reagan puis Clinton, à la restauration de la puissance de feu des grands studios, souvent pour le meilleur, mais pas toujours ; lui, donc, se retourne aujourd’hui sur sa création, la contemple avec mélancolie, et se cherche, à 71 ans, un héritier à sa hauteur.
Ils sont plusieurs à lorgner sur le flambeau : J.J. Abrams, Michael Bay (qu’on le veuille ou non), Christopher Nolan, Ryan Coogler (dernier nom apparu sur le tableau des mérites)… Evidemment, Spielberg refuse de désigner quiconque. Ce n’est pas à lui de le faire, pas tout de suite. Avant, il a encore un cinquième Indy à signer, un méta-remake de West Side Story à concevoir, et sans doute encore six ou sept univers à construire.
Ready Player One En salle le 28 mars
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