Au Japon comme dans d’autres pays, la libération de la parole des femmes dans le sillon du #MeToo ne s’est pas vraiment faite. Malgré tout, quelques voix s’élèvent pour dénoncer les violences dont elles ont été victimes, et s’exposent à de profonds obstacles.
On les accuse de mentir, de ne pas se couvrir assez le corps, ou bien d’avoir cherché à séduire. Au Japon, la libération de la parole des femmes est encore très lente et difficile. Bien que largement commenté par la presse japonaise le #MeToo ne semble pas avoir pris dans le pays. A titre de comparaison, il y a eu 60 000 tweets en l’espace de deux mois sur le sujet, selon le quotidien Asahi Shimbun, contre 200 000 #BalanceTonPorc en moins d’une semaine en France. Les très rares femmes qui ont dénoncé les violences dont elles ont été victimes dans la foulée de l’affaire Weinstein ont révélé le tabou des agressions sexuelles dans le pays.
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« Vu depuis la Japon, le mouvement #MeToo a été souvent considéré comme quelque chose d’ancré dans le contexte américain : les journaux ont pu mettre en avant ce qui peut être considéré comme des ‘spécificités’ des mouvements féministes américains », analyse Aline Henninger, post-doctorante à l’Université Paris Diderot (UFR LCAO, études japonaises) et auteure d’une thèse sur la socialisation de genre à l’école élémentaire au Japon. « La sororité qui existe entre les femmes est largement diluée dans une structure où les hommes constituent la classe de dominants », ajoute-t-elle.
Shiori Ito, emblème du #MeToo au Japon
Sans le vouloir, la journaliste Shiori Ito est certainement devenue le visage du #MeToo dans le pays. Après avoir déposé plainte en 2015, elle a raconté publiquement en octobre dernier le viol dont elle a victime, au moment où l’onde de choc du #MeToo frappait l’Occident. C’est lors d’une conférence de presse qu’elle a donné le nom de son agresseur, Noriyuki Yamaguchi, patron du bureau de la chaine de télévision japonaise, TBS, à Washington, et proche du Premier ministre Shinzo Abe. « J’ai réfléchi à ce que je pouvais faire pour changer la situation, et je n’avais pas d’autre choix que de parler publiquement de ce que j’avais vécu », confie-t-elle en préambule, citée par Les Echos. Son témoignage prend aussi la forme d’un livre, Black Box, dans lequel elle raconte sa souffrance et le tabou des violences sexuelles dans la société japonaise.
Les faits remontent au 3 avril 2015, Shiori Ito est alors stagiaire à l’agence Reuters de Tokyo et rejoint le grand patron dans un restaurant pour un dîner de travail pendant lequel elle espère obtenir une promesse d’embauche au bureau de TBS à Washington. « Il souhaitait me parler des démarches d’obtention d’un visa de travail pour les Etats-Unis », indiquera-t-elle plus tard. Elle boit un peu de bière et de saké. Mais au bout de quelques minutes, elle ne se sent pas bien, a la tête qui tourne, et se rend dans les toilettes. « Je me rappelle avoir posé ma tête sur le lavabo. Puis, plus rien », a-t-elle déclaré. Elle se réveillera ensuite sur les coups de 5 heures du matin dans un chambre d’hôtel, avec Noriyuki Yamaguchi sur elle, nu, en train de la pénétrer.
L’homme réfutera plus tard les accusations, parlant d’une relation consentie de la part de la journaliste. « Ce n’était que le début de mon cauchemar », expliqua-t-elle lors de la conférence de presse. Le lendemain, elle se rend dans une clinique pour femmes qui ne lui donnera quasiment aucune information sur le viol ni ne l’orientera vers un service adéquat. Idem du côté du centre d’aide aux victimes de viol qui ne souhaite pas lui donner de conseils par téléphone. Alors Shiori Ito se rend au commissariat quelques jours plus tard.
Et là, c’est la stupeur. « Les policiers ne voulaient même pas me laisser porter plainte. Ils m’ont expliqué que ce genre de choses arrivait souvent et qu’il était difficile de mener une enquête. Que j’allais briser ma carrière de journaliste et que ma vie serait détruite », raconte-t-elle citée par Les Echos. Elle tient bon, et la police accepte d’ouvrir une enquête avant de lui demander de raconter, à plusieurs reprises, les détails de son agression, et même de mimer la scène avec une poupée gonflable. Plusieurs témoins confirmeront qu’elle a quitté le restaurant dans les vapes, et qu’elle a demandé au chauffeur de taxi d’être déposée à une station de métro, alors que Noriyuki Yamaguchi insistait, lui, pour aller à son hôtel. Les caméras de surveillance de l’hôtel en question montrent aussi le patron de chaine soutenant fermement la jeune femme pour qu’elle arrive à marcher. Et des prélèvements ADN confirmeront le rapport sexuel. Mais l’arrestation de M. Yamaguchi sera finalement annulée.
Une difficile libération de la parole
Sur la toile, nombreux sont ceux qui ont reproché à la journaliste d’avoir accepté de boire un verre avec cette homme, critiquant sa tenue vestimentaire, s’interrogeant sur le fait qu’elle n’ait pas pleuré pendant la conférence de presse, ou l’accusant plus directement de mentir pour causer du tort au puissant patron, proche du gouvernement. « Beaucoup de gens pensent que le problème de Shiori n’a rien avoir avec eux… Et c’est pourquoi le #MeToo ne grandit pas beaucoup au Japon », explique à AP News, Yukiko Tsunoda, avocate spécialisée dans les crimes sexuels. Elle ajoute : « Au Japon, les femmes victimes d’agressions sexuelles sont traditionnellement appelées les ‘impures’. » Shiori Ito a en tout cas donné le courage à quelques femmes de parler.
C’est en entendant ce témoignage que l’auteure Haruka Ito a décidé de témoigner à son tour. En décembre elle a révélé avoir été victime d’agression sexuelle et de harcèlement de la part d’un homme – dont elle a donné le nom – avec qui elle travaillait dans l’une des plus grandes agences de publicité du Japon. Elle a été violemment critiquée pour ça. Bien qu’il ait démenti, son agresseur présumé a, lui, démissionné de son poste de PDG. Puis il y a l’histoire de Rika Shiik, cette jeune étudiante entrepreneuse qui a publié un tweet dans lequel elle explique avoir perdu un contrat après avoir refusé de coucher avec l’un de ses clients. « Les commentaires que j’ai reçus étaient disproportionnellement négatifs », a-t-elle expliqué lors d’une émission de télévision en décembre dernier. « Nous devons créer une société où nous pouvons parler. Autrement, le harcèlement sexuel et autres abus persisteront pour toujours », a-t-elle martelé.
Comme en France, les Japonaises portent rarement plainte après une agression sexuelle. « Les femmes ne se sentent pas en confiance pour verbaliser ce qu’elles ont subi et ne connaissent pas forcément les recours juridiques », note la chercheuse Aline Henninger. « Par ailleurs, le corps juridique est lui-même pris dans des rapports de genre où les homme sont favorisés, ce qui a forcément des conséquences dans le traitement des agressions sexuelles ou des viols. » Au Japon, à peu près les trois quarts des victimes de viol expliquent n’en avoir jamais parlé à personne et seuls 4% de femmes portent plainte, selon une étude du gouvernement nippon de 2015 qui révèle aussi qu’une Japonaise sur quinze est victime de viol. En France, une étude de février 2018 réalisée par l’institut Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès révèle que 12% des femmes interrogées déclarent avoir été victimes de viol, et entre 11% et 19% d’entre elles ont déposé plainte. Plus inquiétant encore, AP News qui cite des chiffres du ministère de la Justice, indique que seul un tiers des viols aboutit à une procédure judiciaire. Et les peines sont souvent assez légères: en 2017, 17% des personnes accusées de viols ont été condamnées à une peine de trois de prison ou plus.
Pour autant, « la société japonaise n’est pas plus sexiste que la société française », insiste Aline Henninger. « Les modalités des inégalités entre les sexes se déploient différemment dans les domaines considérés. On pourrait dire que le harcèlement de rue est inexistant au Japon et l’habillement des femmes est beaucoup plus libre (notamment pour le port des jupes). A l’inverse, les ‘pervers’ dans les transports ont été depuis longtemps identifiés comme un problème important sur les lignes de métro : chaque rame comporte une affiche rappelant qu’il faut avertir, dénoncer et que ces ‘pervers’ seront sanctionnés ».
Pour elle, « le féminisme japonais est probablement méconnu en France ou en Europe, car le cliché de la femme japonaise soumise semble perdurer. Pourtant, il est ancien et vivace, et présente la particularité d’être implanté à l’échelle locale. Il s’est nourri depuis ses débuts des débats menés outre-Atlantique tout en développant ses propres paradigmes et ses propres mouvements ». Si la libération de la parole des japonaises a reçu un accueil positif dans la presse, la remise en cause de ces pratiques patriarcales ne semble pas encore gagné dans le pays.
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