Nouveau venu dans le paysage du manga, Nagabe surprend avec une série onirique aux influences occidentales.
A l’extérieur règnent les ténèbres et des monstres qu’il ne faut surtout pas toucher sous peine d’être maudit. A l’intérieur vivent les humains. Dans la partie réprouvée de ce monde, la petite Sheeva, une enfant innocente, est élevée et protégée de la malédiction par Le Professeur, une créature monstrueuse, croisement d’humain, de bouc et de hibou. Pourquoi sont-ils là, isolés ? Pourquoi la fillette est-elle pourchassée par des archers ?
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Le jeune auteur japonais Nagabe emprunte à l’imaginaire des contes de fées occidentaux pour imaginer une série – quatre tomes parues pour le moment – aussi délicate que mystérieuse, se démarquant par l’originalité de son dessin et par son rythme contemplatif. Retour sur les débuts prometteurs de Nagabe.
D’où êtes-vous originaire ?
Nagabe – J’habite dans la préfecture de Tokyo, dans un endroit qui s’appelle Ome. C’est diamétralement opposé à l’image que vous les Français avez de Tokyo. Une grande rivière coule près de mon immeuble, autour de chez moi il n’y a que des champs, des rizières et des montagnes et à partir de 10 h du soir il n’y a plus un chat dans la rue, c’est très calme. C’est juste un peu éclairé par les lampadaires…
Quand avez-vous découvert les mangas ?
Lorsque j’étais gamin, j’étais un lecteur lambda. Je lisais les mêmes mangas que mes camarades. Je n’étais pas connu pour être un otaku ! Le manga n’avait pas une place particulière dans ma vie d’écolier et de lycéen, c’était une distraction comme une autre. C’est seulement il y a deux ou trois ans que j’ai commencé à m’intéresser de plus près aux mangas, après la sortie de mon premier manga en tant que mangaka professionnel. J’ai commencé à en acheter en quantité pour essayer d’améliorer mon style, de voir ce que faisaient les autres. C’est donc paradoxalement très récent.
Quand avez-vous commencé à dessiner ?
Mes parents me disent que j’ai commencé à dessiner vers l’âge de 5 ans. Ça a toujours été important dans ma vie. Quand j’étais adolescent, je ne faisais que ça ! Mes copains me disaient “Mais tu ne fais jamais rien d’autre !”
Etes-vous autodidacte ou vous avez suivi des cours ?
Dans mon lycée il y avait une section arts et j’ai étudié aux Beaux-Arts. Mais je me considère quand même comme autodidacte parce que, que ce soit au lycée ou à l’école des Beaux-Arts, j’ai eu certes l’occasion d’expérimenter des techniques – la peinture à l’huile, la peinture japonaise etc. – mais pour ce qui concerne l’art du dessin, je n’ai pas attendu qu’on me l’apprenne ou d’avoir des cours. J’apprenais de mon côté tout seul.
Quand avez-vous commencé à prendre le dessin au sérieux et pensé que vous pourriez faire carrière dans le manga ?
Lorsque j’étais lycéen, ou même au début de mes études aux Beaux-Arts, j’avais un vague espoir de pouvoir travailler dans le milieu de l’illustration, de l’art. Mais il n’y avait rien de précis, c’était juste un désir. Mais alors que j’étais en deuxième année de fac, un éditeur a repéré des dessins que j’avais postés sur des réseaux sociaux et m’a offert la possibilité d’éditer un manga. Un an et demi plus tard, alors que j’étais en quatrième – et dernière – année de fac, le livre est paru.
J’étais très ému, évidemment, parce que c’était mon premier bébé ! Emu mais frustré en même temps parce que je ne voyais que des défauts à ce que j’avais fait. Je me suis dit que je ne pouvais pas en rester là, avec une seule œuvre à mon actif et surtout cette œuvre-là, bourrée de fautes. J’étais très frustré par mes dessins. Et finalement, c’est uniquement à ce moment-là que j’ai décidé de devenir mangaka professionnel. Je ne pouvais pas laisser les choses en l’état, j’allais devoir travailler plus sérieusement.
L’Enfant et le Maudit est votre première série ?
C’est ma troisième œuvre. Mon premier manga, celui qui a été édité quand j’étais encore étudiant, est une comédie où il n’y a pas un seul être humain mais des dragons, des chiens et des oiseaux. Le deuxième est aussi une comédie et c’est tout le contraire de L’Enfant et le maudit. C’est l’histoire d’un être humain et d’un petit monstre.
Comment vous est venue l’idée de L’Enfant et le Maudit?
Tout a commencé par des illustrations de la petite Sheeva et du Professeur. Je m’amusais à dessiner ces deux personnages et au fur et à mesure, je suis tombé amoureux d’eux. Je me suis posé des questions, je me suis demandé quel genre de vie ces deux êtres pourraient mener. Et un jour je me suis dit : si ces deux êtres qui sont proches, qui vivent ensemble, ne pouvaient pas se toucher à cause d’une malédiction, comment feraient-ils pour exprimer leur affection ? J’ai commencé à délirer tout seul sur ces deux personnages et c’est comme ça que l’histoire s’est construite dans ma tête.
Quelles sont vos influences ?
Inconsciemment, je me suis nourri de mes lectures. J’aime les contes – les contes de Grimm, les contes japonais anciens. Je les ai découverts quand j’étais lycéen. A l’époque je n’avais pas d’argent donc je les feuilletais dans les librairies. Maintenant ça va mieux côté finance et chez moi la bibliothèque est remplie de contes européens. L’auteur et illustrateur américain Edward Gorey est très certainement aussi une grande influence, comme la Finlandaise Tove Jansson. On trouve facilement ses Moumine au Japon, mais les albums de Gorey beaucoup moins. Et ils ne sont pas traduits en japonais. L’influence graphique de Gorey se fait sentir dans mon utilisation des hachures, des accumulations de traits…
Graphiquement aussi on retrouve des éléments d’illustrateurs de la fin du XIXe siècle, Arthur Rackham, Kay Nielsen. Ce sont des choses que vous aimez ?
Récemment j’ai acheté un recueil de dessins d’Arthur Rackham. Ça faisait des années que je le voulais ! J’ai réalisé un rêve !
Par la mise en scène d’enfants, les villages qui font très européens, L’Enfant et le Maudit a aussi un petit côté Miyazaki. C’est aussi une influence que vous revendiquez ?
Je suis un grand fan des dessins animés Ghibli que je connais depuis que je suis petit. C’est seulement une fois au lycée que j’ai commencé à comprendre ce qui est tellement merveilleux dans ces œuvres et j’ai eu envie de tendre vers ça. Ce que j’aime beaucoup dans les œuvres Ghibli en général, c’est la vivacité des expressions des visages des personnages, et aussi une certaine liberté d’imagination. En voyant Le Château ambulant par exemple, je me suis demandé comment on pouvait imaginer qu’un château puisse se balader comme ça. Et j’ai compris qu’il ne fallait pas rester dans un carcan, se limiter, mais qu’il fallait faire comme Hayao Miyazaki et être plus libre. Forcément c’est un maître pour moi.
Votre récit est très poétique, êtes-vous un lecteur de poésie ?
On m’a souvent dit que j’étais du genre à lire de la poésie ! Mais non, jusqu’à très récemment, ça ne m’intéressait pas plus que ça. Il y a peu de temps, des amis m’ont conseillé de lire des œuvres un peu plus poétiques que ce que je lisais auparavant, comme Le Petit Prince, ou Train de nuit dans la Voie lactée de Kenji Miyazawa, une œuvre très connue au Japon, très onirique. Ce sont des œuvres qui baignent dans une atmosphère mystérieuse, mais qui ne sont pas complétement déconnectées de la réalité et c’est ça que j’aime beaucoup.
Dans L’Enfant et le Maudit, il y a aussi ce mélange de mystère et de choses très concrètes…
C’est vraiment l’influence d’Edward Gorey. Il arrive très bien à rendre ce genre de contraste, entre quelque chose de très mystérieux et quelque chose qui rappelle la réalité de façon assez incongrue.
L’Enfant et le Maudit est un récit sur la peur de l’autre, la tolérance, est-ce que vous aviez envie de faire passer un message ?
Je n’ai jamais eu l’intention de transmettre des messages dans mes livres. Je n’ai pas de morale à faire au lecteur. Tout ce que je voulais faire, c’était dessiner deux êtres qui n’auraient jamais dû se croiser mais qui se sont rencontrés et qui vivent dans une espèce de bulle de tendresse alors qu’autour d’eux, l’univers est cruel et divisé en deux. Ce que je voulais, c’est que les lecteurs se plongent dans cette petite bulle de tendresse. Après s’ils y voient des messages, libres à eux !
Au 4e tome, le mystère est toujours aussi épais. Est-ce que c’est difficile de développer cette intrigue ?
Comme L’Enfant et le maudit est ma première série longue, je ne suis pas encore habitué à maintenir le suspense, je n’ai pas encore toutes les techniques. Donc j’ai dû apprendre ça auprès de mon responsable éditorial et c’est un combat de tous les jours ! C’est aussi en lisant des œuvres de mes confrères et consœurs que j’apprends ces techniques. Je sais comment l’histoire va se terminer, et en combien de volumes, mais je ne le dirai pas pour qu’on me suive jusqu’au bout !
Quelle a été la réception de L’Enfant et le Maudit au Japon ?
Comme mon style graphique est un peu particulier, je pensais bien que les lecteurs ne se jetteraient pas en masse sur ce titre. Mais dès le premier tome ça a bien marché parce que les gens étaient intrigués, se demandaient ce qu’était ce manga qui ne ressemblait plus à un livre illustré qu’à un manga. Ceux qui ont acheté la suite sont ceux qui sont devenus un peu accros à mon univers. On ne peut pas dire que ça soit un manga mass market mais je pense que j’ai un noyau dur de fans qui me suivent et j’en suis très heureux.
Merci à Ryoko Akiyama pour la traduction.
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