Le rap est devenu la nouvelle chanson française. Et Orelsan en profite pour s’affirmer comme l’un de ses auteurs les plus doués.
Le nouvel album d’Orelsan est disponible en toute légalité depuis jeudi soir, quelques minutes après minuit. Un événement à écouter “sur toutes les plateformes de streaming”, selon l’expression consacrée depuis qu’Internet est devenue la dernière vraie major de l’industrie.
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C’est d’ailleurs en pleine transformation des codes et des rythmes de consommation de la musique que le rappeur est apparu dans nos playlists (et sur nos écrans) au milieu des années 2000. La fameuse époque où le mp3 enterrait la courte mais non moins brillante existence du MiniDisc et où les nerds du lycée devenaient enfin cool grâce à leur maîtrise insolente des balises HTML sur Myspace.
Orelsan est certainement l’un des artistes français dont la carrière incarne le mieux l’urgence, l’ennui, l’ouverture d’esprit et les contradictions de cette génération qui a grandi en province, dans le flux, avec le rap comme principale BO. Un genre qui s’est affirmé en dehors des médias traditionnels pour devenir, en l’espace de quelques années, la culture musicale la plus populaire du pays.
La traditionnelle remise en cause de la frontière entre fiction et réalité
Ce renversement de situation en version accélérée explique une partie de la crispation, du rejet et de l’indignation qui ont accompagné la carrière d’Orelsan dès la sortie de son premier album.
Evidemment, il est impossible de nier le rôle de ses insultes répétées envers les femmes dans l’explosion de sa notoriété. C’était en 2009, et de nombreuses voix s’étaient alors élevées pour condamner la violence sexiste des propos tenus par le rappeur dans des clips plus anciens comme Saint Valentin ou Sale Pute.
Avec, en transparence, la traditionnelle remise en cause de la frontière entre fiction et réalité dans le rap. Ou, encore pire, l’inquiétude (forcément moralisatrice) que le public concerné soit incapable d’en saisir les nuances.
Examen de conscience
On est en 2017. Et il semble totalement anachronique de devoir rejouer le vieux débat sur les arts majeurs et les arts mineurs en martelant que l’écriture rap constitue un récit aussi libre et intelligible que peuvent l’être le cinéma et la littérature.
Mais au moment où la parole des femmes se libère dans le monde entier pour dénoncer les horreurs du harcèlement et des violences, qu’elles soient physiques, sexuelles ou psychologiques, il serait imprudent d’esquiver l’examen de conscience.
Oui, il y a bien un problème de misogynie dans le rap et dans certaines de ses représentations. Mais comment imaginer que l’expression culturelle la plus populaire de l’époque soit imperméable aux fléaux qui infusent nos sociétés ? Le sujet est beaucoup trop important pour faire l’économie de la distinction entre ceux qui en font l’apologie et ceux qui les exposent.
Il appartient aux rappeurs et aux rappeuses de décrire, choquer et dénoncer tout en responsabilisant leurs prises de paroles à mesure que leur écho s’intensifie. C’est ce qu’a fait – et continue de faire – Orelsan dans une carrière passionnante, trop souvent réduite à quelques phrases-choc terrifiantes. Surtout lorsqu’elles sont affichées sur Twitter hors contexte.
L’album phare de cette fin d’année avec Stromae, Nekfeu et Maître Gims
Depuis 2009, le rappeur a publié des disques (en solo ou avec son pote Gringe), écrit un film (Comment c’est loin), collaboré avec des artistes aussi différents que Benjamin Biolay, Maître Gims ou Izia, bloqué une minisérie pour Canal+, sorti une marque de fringues…
Il revient donc cette semaine avec un troisième album solo, le premier en six ans, pour décrire à la perfection la mélancolie contagieuse d’un rappeur de 35 piges, pas encore décidé à vieillir. Pour annoncer son retour, Orelsan avait publié la vidéo de Basique. Un délire tourné en Ukraine sous la forme d’un plan-séquence jouissif.
Tout le monde pensait qu’il s’agissait de l’intro, mais c’est en fait San qui ouvre le disque. Quatre minutes de confessions poignantes et quelques extraits marquants qui résonnent avec son parcours et certaines des critiques dont il continue de faire l’objet :
“Le monde est un PMU où n’importe qui donne son mauvais point de vue, où la télé passe des infos déjà vues pendant que la radio passe des sons qu’on écoute même plus (…) Je regrette mes vieux démons, roi dans le mensonge esclave dans le vrai monde.(…) Quand je disais c’est nous le futur j’parlais de maintenant, j’parlais de cet instant, le futur c’est maintenant.”
Ce troisième album n’est pas pour autant une lettre ouverte adressée à ses détracteurs. Il s’agit plutôt de la prise de pouvoir d’un enfant du rap, prêt à simplifier son écriture pour célébrer “la fin du début de sa carrière” et déborder de sa zone de confort.
La fête est finie, une autre commence, plus globale, plus ambitieuse aussi. La liste d’invités embarque notamment la voix de Lisa du groupe Ibeyi, qui vient refermer l’album sur Notes pour trop tard : une sorte de Demain c’est loin adressé à la génération Z.
En réunissant pour la première fois Nekfeu et Orelsan, la tracklist assouvit le fantasme ultime des Youtubeurs rap qui préparent sûrement une première écoute pour le week-end. A la base, le morceau devait figurer sur Cyborg, l’album surprise publié par Nekfeu l’an dernier. Finalement, Dizzee Rascal ramène aussi son flow de 2003, histoire de rappeler à tout le monde que le grime n’a pas attendu la fin des années 2010 pour traverser le rap.
Fan de la première heure, Orelsan a profité d’une soirée à Los Angeles pour rencontrer le rappeur anglais qui a décidé de poser sur la prod de Zone dans l’instant. Le vrai morceau de rap du disque et sans doute le seul où Orelsan s’amuse à tester ses limites dans la discipline qui l’a vu naître.
Le grand remplacement
Car l’ensemble du disque dépasse clairement cette ambition. Alors que Stromae chante La pluie sur l’un des featurings les plus attendus de la tracklist, sa présence est encore plus marquante sur Tout Va Bien où l’on remarque la signature tellement signifiante du chanteur/producteur belge.
Les deux potes avaient déjà travaillé ensemble sur Racine Carrée pour enregistrer le morceau AVF en compagnie de Maître Gims. On retrouve d’ailleurs “le Noir le plus aimé du central massif” sur Christophe : le morceau le plus chelou de l’album.
Gims, qui semblait avoir laissé tomber l’ironie et le second degré depuis l’époque Sexion d’assaut, en profite pour dresser un auto-portrait digne du Gorafi et faire semblant de ne pas comprendre “pourquoi autant de Blancs le kiffent”. Alors qu’il donne le plus précieux des éléments de réponse cinq secondes plus tôt : “J’suis le pont entre Young Thug et Georges Moustaki”.
De son côté, Orelsan semble s’amuser d’être le premier rappeur français blanc à oser flirter avec l’afro-trap et le reggaeton. Evidemment, l’observation ne respecte pas la proportion non-négligeable des fondamentalistes qui considèrent Keen’ V comme un rappeur conscient. La force de La fête est finie réside dans cette forme d’humour désuet à la Philippe Katerine qui habite l’ensemble de l’album.
Plutôt que d’essayer de reprendre des codes qu’il ne maîtrise pas en singeant les rappeurs de la nouvelle génération (et en blindant ses morceaux d’ad-libs à moitié drôles), Orelsan se réinvente en canalisant sa meilleure technique : moquer la vie à grands renforts de sarcasmes.
Le geste prend d’ailleurs tout son sens lorsqu’il devient une Bonne meuf dans un dédoublement de la personnalité aussi périlleux qu’astucieux. Ou encore pendant le dîner de cons décrit dans Défaite de famille, où il raconte l’enfer d’être un rappeur isolé dans une famille qui ne comprend rien au hip-hop.
Avec le dernier volet de sa première trilogie, Orelsan en termine avec l’exercice rap au sens performatif du terme. Il en profite pour s’affirmer comme le narrateur mélancolique de cette histoire improbable qui raconte qu’une “sous-culture” a fini par devenir la chanson française. Sauf que cette fois, il s’agit bien de la réalité.
* Ah oui, sinon la progression de Paradis fait grave penser à celle de Gangsta’s Paradise. Mais même Stevie Wonder est heureux de ne pas se souvenir du visage de Coolio.
Orelsan – La Fête est finie (Wagram Music)
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