A l’occasion de la parution de quatre de ses livres, dont le posthume I Am Not Your Negro, retour sur la vie et l’œuvre d’un auteur méconnu en France.
Certains écrivains ont le génie des prémonitions, cette intelligence qui fait que leurs textes, écrits il y a des décennies, restent des références pour expliquer le présent. Tel est le cas de James Baldwin, cet auteur américain des années 1950-1970, tombé dans l’oubli à la fin du siècle précédent mais auquel un nombre croissant d’intellectuels, activistes et lecteurs de tous bords reviennent aujourd’hui, pour tâcher de comprendre les traumatismes qui déchirent, chaque jour un peu plus, la société américaine.
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Pourquoi des Noirs sont-ils, encore et toujours, descendus par des flics blancs ? Pourquoi des White Supremacists se déchaînent-ils aujourd’hui, réveillant les cauchemars du passé ? Pourquoi les mêmes stéréotypes, les mêmes a priori, continuent-ils de gangréner l’inconscient collectif des Etats-Unis ?
“L’histoire n’est pas le passé, c’est le présent, écrit Baldwin dans I Am Not Your Negro, son livre posthume qui sort enfin en France. Nous portons notre histoire avec nous. Nous sommes notre histoire. Si nous prétendons le contraire, nous sommes littéralement des criminels.”
L’histoire que s’est efforcé de raconter Baldwin, c’est d’abord la sienne
L’histoire, chez James Baldwin, est toujours à la fois collective et personnelle, tirée de son expérience vécue comme de celle des autres, amis, proches, camarades, compagnons de route. “Un écrivain n’a qu’une seule histoire à raconter”, remarque justement Geneviève Brisac en préface de Si Beale Street pouvait parler, roman d’un amour impossible entre un jeune homme afro-américain et une jeune fille blanche de bonne famille, réédité aujourd’hui par les éditions Stock.
L’histoire que s’est efforcé de raconter James Baldwin, à travers de nombreux ouvrages plus éblouissants et poignants les uns que les autres, romans, essais, reportages, pièces de théâtre, c’est d’abord la sienne.
Qui était “Jimmy”, comme le nomme Alain Mabanckou dans le beau livre qu’il lui a consacré (Lettre à Jimmy, Fayard, 2007, lire un extrait) ? Premier auteur afro-américain ayant revendiqué son homosexualité, héros du mouvement des droits civiques, ami et compagnon de route de Martin Luther King et de Malcolm X, Jimmy est parfois réduit à cette figure quelque peu partielle de “l’écrivain engagé”, cet homme qui s’exprimait brillamment à la télévision pour dire à l’Amérique tout le bien et le mal qu’il pensait d’elle.
Un écrivain de génie, grandi à Harlem dans les années 1920
Derrière le masque du personnage public se cachait pourtant un homme timide et tourmenté, qui haïssait son corps et disait entretenir “une relation difficile, mais mystérieusement indispensable avec l’angoisse” (Retour dans l’œil du cyclone). Un être qui passa sa vie à se chercher, assumant ses contradictions et clamant haut et fort une certaine part féminine, sa dimension androgyne.
“Lui : homme et femme à la fois”, écrit Brisac à son sujet. Un écrivain de génie surtout, qui mit toujours l’observation de la réalité au-dessus de ses propres convictions, et fit de la recherche de la vérité, dans ses moindres détails et parfois dans toute sa laideur, son seul idéal.
Son parcours – naissance en 1924 dans une famille pauvre et pieuse de Harlem, beau-père tyrannique qui le battait comme plâtre – aurait pu faire du jeune Jimmy l’excellent pasteur qu’on le prédestinait à devenir, trouvant refuge et consolation dans la religion. Ces épisodes de son enfance ont nourri son premier livre, La Conversion, paru aux Etats-Unis en 1953 sous le titre Go Tell It on the Mountain.
Le récit bouleversant d’un écorché vif
Un texte fondateur pour des écrivains comme Maya Angelou, Toni Morrison ou encore Brit Bennett, la jeune surdouée des lettres américaines, qui nous confiait cet été comment ce livre-là était à l’origine de sa vocation d’écrivain.
Récit bouleversant d’un écorché vif, La Conversion est aussi le premier cri de révolte de l’auteur Baldwin. Révolte contre le Père d’abord, ce pasteur d’une cruauté inouïe dans la fiction qui tient de son beau-père David Baldwin dans la vraie vie (James Jones, de son nom de naissance, ne connut quasiment pas son véritable géniteur).
Une révolte contre la société et ses représentants
Révolte contre la famille ensuite, avec ses secrets précieusement tus, ces incestes sur de jeunes garçons, scandaleusement tolérés dans cette communauté religieuse. Révolte contre la société et ses représentants enfin, ces deux officiers du NYPD qui harcelèrent et abusèrent de Jimmy lorsqu’il avait 10 ans. Le viol deviendra un motif récurrent de ses livres.
Une scène criante de vérité de Harlem Quartet, son sixième roman réédité aussi par les éditions Stock, décrit les sentiments confus du jeune Arthur envers cet homme âgé qui l’a fait monter dans sa chambre ; l’intimité qu’il ressent avec son violeur ; sa gratitude même, innocente et naïve, envers cet adulte qui s’intéresse à lui, le petit Nègre moche et stupide.
Ecœuré par le racisme, in s’installe à Paris en 1948
Si Jimmy prêche au sein de l’Eglise pentecôtiste jusqu’à ses 17 ans, la découverte de Greenwich Village lui ouvre les portes d’un nouveau monde. Il y fait des rencontres décisives, le peintre Beauford Delaney, l’acteur Marlon Brando avec qui il partage un appartement. Haut lieu de la contre-culture et du mouvement de libération gay, le “village” lui révèle qui il est : un écrivain, et un homosexuel.
Ecœuré toutefois par ce racisme institutionnalisé qui ne cesse de le rattraper aux Etats-Unis, il décide comme tant d’autres de s’installer à Paris en 1948, où il devient l’une des figures les plus iconiques, avec ses amis Maya Angelou, Richard Wright, Joséphine Baker, de cette communauté d’artistes afro-américain en exil dans la capitale.
“James Baldwin a aimé la France, mais la France l’a oublié, déplore le réalisateur Raoul Peck en introduction du livre I Am Not Your Negro, qui vient compléter son documentaire éponyme sorti en début d’année. A la sortie de mon film, poursuit-il, les journalistes ont été les premiers à m’alerter : on ne trouve plus de livres de James Baldwin dans les librairies.” Peck, en fait, est modeste.
Si le “stock Baldwin” fut en effet vite épuisé en librairie quand sortit son film, c’est en raison du succès de celui-ci (80 000 entrées en salle, des millions de téléspectateurs sur Arte). D’où l’empressement des éditeurs à rééditer (les trois livres précédemment cités). Paraît enfin aujourd’hui en France, et c’est un événement, ce livre posthume, testamentaire en quelque sorte, du grand écrivain.
Medgar Evers, Malcolm X, Martin Luther King
Ce manuscrit inachevé “que me tendit un jour, après quatre ans de tentatives hésitantes de ma part, la sœur même de l’écrivain, Gloria Karefa-Smart, rappelle Peck. Elle m’a dit, l’air de rien : ‘Tiens, Raoul, tu sauras quoi en faire’.”
James Baldwin avait un grand projet à la fin de sa vie. Ecrire sur trois héros de la cause noire, trois amis chers, assassinés l’un après l’autre, et qu’il dut enterrer tour à tour en l’espace de cinq ans. Medgar Evers, Malcolm X, Martin Luther King.
“Leur terrible voyage, je veux m’en servir pour instruire”
“Je veux que ces trois vies se heurtent et se révèlent mutuellement, note-t-il sur les pages dactylographiées que découvre Peck. Car en vérité c’est ce qu’elles ont fait… Leur terrible voyage, je veux m’en servir pour instruire ceux qu’ils ont tant aimés, qui les ont trahis, pour qui ils ont donné leur vie.” Instruire, perpétuer le message ; mais aussi dénoncer, révéler les Judas.
“Je dois vous avouer que c’est dans un état d’esprit assez partagé que je vous écris cette proposition, écrit Baldwin en juin 1979 à son agent littéraire depuis Saint-Paul-de-Vence. L’été vient à peine de commencer, et j’ai l’impression qu’il s’achève déjà.”
Revenir aux racines du mal
L’écrivain a alors 54 ans et sans doute conscience du peu de temps qu’il lui reste à vivre (il mourra huit ans plus tard, emporté par un cancer de l’œsophage). Aussi s’apprête-t-il à “entreprendre le voyage. C’est un voyage, à vrai dire, que j’ai toujours su devoir accomplir. Mais que j’aurais peut-être (ou même sûrement) espéré ne pas avoir à faire si tôt.”
Remonter la piste de ces existences, revenir aux racines du mal, sur les lieux des crimes, dans cette Amérique raciste qu’il ne connaît que trop bien, qu’il a fuie il y a longtemps déjà. Car malgré la douceur de vivre du sud de la France, où il s’est lié d’amitié avec Marguerite Yourcenar, Yves Montand, où ses amis américains, Miles Davis, Billie Holiday, viennent lui rendre visite, le scandale de ces assassinats l’obsède, le mortifie, le culpabilise. “J’étais plus âgé que Medgar, Malcolm et Martin, note-t-il. Or on m’a élevé dans la croyance que l’aîné doit servir de modèle aux plus jeunes et doit, bien sûr, mourir le premier.”
Il n’aura donc pas eu le temps d’aller jusqu’au bout. Restent ces trente pages dactylographiées, ces lettres, entretiens et autres réflexions de l’auteur rassemblées ici. Se remémorant la mort d’Evers, abattu devant sa maison sous les yeux de sa femme et de ses enfants, il note : “Je ne pouvais rien dire, je ne pouvais pas pleurer. Je me suis juste souvenu de son visage, lumineux, franc, beau, et de la lassitude qu’il portait comme une seconde peau (…) Medgar. Mort.”
Puis il laisse un blanc. Impossibilité de dire le deuil, de l’écrire. C’est aussi une part de lui qui est morte avec ses compagnons de route, leur rêve commun d’un monde plus juste. “Je ne sais pas comment ça va tourner, mais je sais que de toute façon ce sera sanglant et dur”, remarque-t-il aussi, pessimiste et visionnaire.
Si on raconte au fond toujours la même histoire, Baldwin a parfaitement compris que la responsabilité de l’écrivain, c’est d’accepter les contradictions que celle-ci peut présenter. Laisser surgir ce qui se contredit au plus profond de soi, écouter le diable autant que Dieu, dans son cas, quitte à s’y perdre en chemin. Telle est la leçon magistrale que son œuvre nous propose.
I Am Not Your Negro de James Baldwin & Raoul Peck, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Furlan (coédition Robert Laffont et Velvet Film), 137 pages, 17 €
La Conversion traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michèle Albaret- Maatsch (Payot & Rivages), 333 pages, 20 €
Si Beale Street pouvait parler traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Magali Berger (Stock), 249 pages, 20,50 €, lire un extrait
Harlem Quartet, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christiane Besse (Stock), 569 pages, 24,50 €
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