Plongée au cœur du quartier Félix-Pyat, à Marseille, l’un des plus pauvres d’Europe, qui produit de la résine au kilo mais aussi des rappeurs “déter” comme ceux de la Guirri Mafia – “guirri”, en comorien, ça signifie “têtu”, “obstiné”.
Le taux d’ensoleillement le plus important de France, c’est à Marseille qu’on le trouve. Un peu comme le taux d’homicides. Des rayons de soleil, des balles, du sang, de la sueur, des larmes et beaucoup de résine. Avec Adlan, photographe tout-terrain, on arrive dans la cité Félix-Pyat, qu’on appelle aussi le parc Bellevue, ou le 143, plusieurs blases pour nommer des barres HLM classées parmi les “plus pauvres d’Europe”.
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Le type qui nous fait découvrir la zone, capuche noire et Ray-Ban assorties, me fait un peu penser au Ghost Dog, le personnage de tueur à gages samouraï du New Jersey incarné par Forest Whitaker dans le film du même nom de Jim Jarmusch. Le Ghost connaît le coin comme sa poche. Il a grandi ici, au rythme du business, des arrestations, des démolitions et des reconstructions. Si vous voulez apprendre un truc que vous n’avez jamais lu ailleurs, posez la question au Ghost.
La génération Cash Money Brothers
Dans l’ombre mais omniprésent, adepte de l’adage “real niggaz move in silence”, il nous montre une série de bâtiments qui pointent à l’horizon, juste en face de la place Bellevue. Les Baumettes 3. Visiblement, la préfecture des Bouches-du-Rhône préfère investir dans les prisons que dans les écoles. La seule école visible, dans les parages, et ouverte 24 heures sur 24 h, c’est le four où se font les deals. “Les jeunes se lèvent le matin, sans un sou dans la poche, et se font embaucher comme guetteurs. C’est la génération CMB, Cash Money Brothers, toujours à chercher de l’argent, tu as le fric, tu le brûles et tu recommences.”
Le Ghost montre du doigt les barres d’immeubles. “Ils ont séparé des immeubles qui étaient collés. L’Etat essaie de séparer les gens, les peuples d’une certaine manière. Avant, les grands faisaient leurs affaires hors de portée des oreilles des petits. Maintenant les mecs ne prennent plus de précautions et les gamins apprennent des choses qui ne sont pas de leur âge. C’est le capitalisme pur et dur qui les éduque.” Un darwinisme économique tendance “la loi du plus fort”.
“C’est un peu comme à Rio quand la mère de famille descend la favela pour aller frotter les parquets des villas des familles riches”
Les mouettes font des piqués en mode Zéro japonais sur les détritus qui jonchent le bitume. Le quartier est géographiquement dans le centre-ville de Marseille mais on a l’impression de fouler l’asphalte d’une ville du tiers-monde. “Les parents de ces gamins, ils se lèvent à cinq heures du matin pour aller faire le ménage de l’autre côté de Marseille, dans les beaux quartiers, c’est un peu comme à Rio quand la mère de famille descend la favela pour aller frotter les parquets des villas des familles riches. Pendant ce temps-là, les petits jouent au foot dans le petit stade puis très vite se rapprochent du bloc, parce que le besoin de monnaie est pressant.”
Et l’employeur principal, dans le bloc, c’est le dealer. Il choisit parmi une armée de guetteurs lesquels vont surveiller les flics depuis des points stratégiques. N’allez pas vous imaginer les guetteurs comme des voyous endurcis ne jurant que par Escobar ou les frères Ochoa. Certains sont des jeunes types qui ont fait des études et n’ont pas trouvé de débouchés à la fin du cursus. Alors que le circuit du shit et de la beuh ne s’arrête pratiquement jamais. “D’ici, tu vois toutes ces nouvelles constructions, jusqu’à la Joliette. Il y a une séparation nette entre les quartiers Nord et le reste de la ville. Les gens d’en haut, ils n’ont rien, ils voient tout ce luxe, ces baraques. Les gens essaient de survivre. Tu fais ce que tu as à faire pour t’en sortir.”
“On te met des bâtons dans les roues, tu continues à te battre”
Le 143 Félix-Pyat, c’est aussi chez les Guirri, une clique de jeunes desperados qui slalome entre la rue, la rime et les douilles. C’est le Ghost qui les a pris en main, avec Hakim en renfort, Francilien et ex-membre du groupe L’Escadrille, quand leur duo de managers répondant au nom de Black Diamond a été incarcéré. “Guirri, ça veut dire ‘têtu’ en comorien, nous explique le Ghost. ça vient des mamans qui demandaient à leurs enfants de les aider à porter les sacs de riz jusqu’à la maison, ce que les enfants refusaient de faire ! C’est un état d’esprit. Tu fonces. On te met des bâtons dans les roues, tu continues à te battre. Que ce soit dans le légal ou l’illégal. Ce n’est pas juste un truc de Blacks dans une cité, ça concerne aussi les Blancs et les Arabes, pas que de Marseille, c’est une mentalité qui se propage dans tous les quartiers de France.”
Le soleil darde le quartier de ses rayons, et ce n’est pas les mariés et leurs invités qui s’en plaindront. Le samedi, à Félix-Pyat, c’est la journée des mariages, et les invités sont sapés comme jamais. Pas de photographies devant des parterres de roses au 143, mais des jeunes gens qui commencent leur vie maritale coincés entre le bitume et l’enclume. Qu’à cela ne tienne. C’est dans le ghetto que les gens savent le mieux faire la fête. Adlan prend quelques clichés de types bien mis dans leurs belles bagnoles. L’un d’eux sourit, dissimule son visage avec ses mains et lâche : “Désolé, je suis recherché.” Un autre type déclinera lui aussi la photo pour les mêmes motifs.
Ghost est comme un poisson dans l’eau dans son hood. Il nous présente Vato, 30 ans, qui en paraît dix de moins. Un morceau de la Guirri Mafia, GM, évoque le lascar. “Ils parlent de lui dans ce track. ‘Libérez mon poto Vato.’” Vato respire l’air pollué mais libre de Félix-Pyat. “La prison, c’est vraiment pas un endroit où des petits frères devraient aller, lâche Vato. Mais c’est un choix de vie.”
Le bandit, ce Robin de bois
Nous sommes rejoints par le noyau dur de la Guirri Mafia : Solda, Gravou, Malka et Djiha. “Il y a une véritable culture du banditisme à Marseille chez les jeunes, avec des figures comme le Belge (parrain du milieu phocéen assassiné à Paris en 2000 – ndlr) ou Gaëtan Zampa (autre parrain local – ndlr). Pour certains, la prison, c’est juste une étape pour mettre un pied dans la voyoucratie, lâche Malka. La fascination pour la figure du bandit est très implantée ici. On vient de milieux pauvres. Les bandits ont encore des images de bienfaiteurs chez nous. De Robin des bois qui aident les gens dans le besoin. D’accord, ils font du business, mais ils aident la communauté à leur manière.”
Surtout dans des bendos desquels l’Etat s’est désengagé. Ici, les services publics ne fonctionnent plus ou très mal. Le 143, c’est à la base un complexe de logements privés. Les marchands de sommeil qui font tourner la baraque encaissent les loyers sans se soucier de l’entretien des barres et des appartements. Les rats et le crime finissent par infester ces rues. Avant que la ville ne récupère le quartier, à l’abandon, quand les premiers bailleurs ont disparus dans la nature.
“Les petits, ils voient les grands réussir dans le shit, rouler dans des grosses voitures et les prennent pour exemple”
“Les centres sociaux ont fermé, continue Malka. Ils ont fermé les seuls endroits qui pouvaient maintenir les minots à l’écart de la rue et des problèmes. Les petits, ils voient les grands réussir dans le shit, rouler dans des grosses voitures et les prennent pour exemple.” Des types en moto de cross font brûler de la gomme sur le bitume moite, dans un vacarme assourdissant de moteurs débridés.
Solda fait des allers-retours dans son utilitaire. Il bosse comme livreur. Dans le légal maintenant. Il vient d’être papa, pour la troisième fois. Il a décroché un petit rôle dans la série Marseille, diffusée sur Netflix. “Dans le ghetto, le premier patron, c’est la rue”, nous dit-il. Un scooter des mers taché de rouille gît entre deux traverses de béton, comme un vaisseau échoué. “Le courage et l’amour du risque, c’est ça qui fait des bons CV dans la rue, explique Malka. Dans l’administration, la bureaucratie, tu vas être jugé sur tes apparences. Dans la rue, c’est juste toi et ta détermination.” “All I have in this world is my balls and my word”, disait Tony “Scarface” Montana.
“Au final, c’est le patron qui encaisse le gros chèque”
Les médias généralistes parlent toujours d’“argent facile” quand ils évoquent cette économie parallèle. Je pense à cette expression alors qu’Adlan, photographe adepte de cross-fit, et moi-même nous attardons un peu sous le promontoire en ciment qui sert de poste d’observation à un guetteur souriant. Ici, l’argent n’a rien de facile. Les soldes de tout compte se paient en années de prison au mieux. Ou carbonisé dans un de ces assassinats barbecue devenu la signature de tueurs à gages en shorts à fleurs.
Adlan photographie un chouf (guetteur) qui entame son premier shift (tour de garde). On essaie d’engager la conversation avec le guetteur cool mais un type en bagnole nous en dissuade. On rejoint Ghost, Hakim et le reste du crew, que l’anecdote a amusé. “On vous avait dit de rester près de nous, les gars”, ironise le Ghost.
C’est l’heure de grailler. Le Ghost nous fait découvrir un petit restaurant comorien, presque à la sortie de Félix-Pyat. Ragaillardie par des platées de riz-poulet-banane plantain qui nourriraient une équipe de foot pendant une semaine, la bande se remet en marche. “C’est plus de risques que d’argent, cette vie de rue, entame Malka. Dans la rue, c’est comme à l’usine, soit t’es le patron, soit t’es l’ouvrier. Au final, c’est le patron qui encaisse le gros chèque. Y en a un qui quitte pas son bureau, à siroter des verres, et qui attend qu’on lui ramène les bénéfices.” Tony Montana l’avait formulé, avec une poésie de gangster métèque bien à lui : “You know what capitalism is ? Getting fucked.”
Les petites mains charbonnent
“Les reportages à la télé, c’est qu’un paquet de conneries. La plupart des types qui charbonnent dans le ghetto, c’est des petites mains”, explique Malka. Dans les halls, les jeunes types servent les clients à la chaîne, dans l’indifférence générale. Les darons et les daronnes rentrent de leurs courses, les gamins jouent encore à des jeux de gamins et personne ne semble plus s’émouvoir de ce business qui ne ferme jamais. Les fours et les beats tournent à plein régime dans le parc.
On marche sur la promenade Bellevue, appellation pour le moins ironique tant on sent que le quartier respire la désolation urbaine à pleins poumons. “C’est que de la merde que je vois quand je regarde par ma fenêtre”, résume Malka. Un Plus belle la vie grouillant de cafards, revisité en mode Go Fast et criblé de peines à deux chiffres.
Dans le hall, les gens se massent devant le seul ascenseur qui fonctionne encore. Pas de chance pour ceux qui habitent dans les étages supérieurs
Adlan propose de prendre quelques clichés depuis la terrasse du bâtiment 12, une tour de vingt étages qui offre une vue à 360 degrés sur Marseille. Dans le hall, les gens se massent devant le seul ascenseur qui fonctionne encore. Pas de chance pour ceux qui habitent dans les étages supérieurs. Avec une tonne de matos sur le dos et un petit séjour dans le neuvième cercle de l’enfer du cross-fit, Adlan choisit naturellement les escaliers. Hakim aussi. Je les suis. Impossible de choper une place dans l’ascenseur, il y a beaucoup trop de monde qui attend.
L’immeuble aurait pu servir de lieu de tournage à une suite de la franchise ultramusclée The Raid, de Gareth Evans. Le cauchemar urbain dans son expression la plus sordide. La municipalité n’a pas beaucoup de respect et de considération pour les habitants du B12 de Félix-Pyat : des personnes âgées reprennent leur souffle entre deux étages, des gens grimpent en portant de lourds sacs de courses. Et tout le monde à l’air résigné.
Poésie urbaine rurale
Sauf les gars de la Guirri Mafia, qui apostrophent Mohammed, le gardien de l’immeuble, pour qu’il nous ouvre la porte qui donne sur la terrasse. Les flics ont interdit l’accès au roof top, utilisé quelque temps auparavant par des guetteurs équipés de jumelles et qui avaient une vue imprenable sur la cité. Au loin, Notre-Dame de la Garde, aka la “Bonne mère”, censée protéger toutes les bonnes âmes de Marseille, semble brandir un majeur bien tendu aux résidents des quartiers Nord.
Loin des cartes postales, la poésie urbaine murale qui balafre les cages d’escalier vaut son pesant de goudron. Elle témoigne de plus de dix ans d’éducation sentimentale alternative et de rapports sexuels clandestins, sans oublier quelques mentions aux “balances”, “flics” et autres rivaux amoureux. Comment ne pas citer ce “Walla G pas de sentiment pour toi DSL !!!” ou encore “Arrête de faire la foll, ton FB c’est un juste un appel au viol.” Vato débarque avec une espèce de clé à molette pour défoncer la porte qui donne sur la terrasse quand un type de chez Otis se pointe, visiblement pas surpris de voir des gens avec des dictaphones, des appareils photo et des clés à molette dans un recoin isolé de la barre HLM. C’est lui qui ouvrira la porte et qui fera faire des économies à l’Opac de Marseille.
La vue est époustouflante. Un paradis pour les guetteurs et les photographes. De là, on voit les quartiers Nord s’étendre à perte de vue sur la ville, comme des métastases que Marseille voudrait voir éradiquées. Mais elle n’y arrivera jamais. Alors elle continuera d’investir dans de nouvelles constructions, avec de l’argent dont il faudra suivre le circuit. “Follow the money”, conseillait un enquêteur de la série The Wire.
Les séances studio sont joyeuses
La musique de Guirri Mafia ressemble à la vie de ceux qui la font. Authentique, dingue, elle trouve sa source dans le quartier. Ils ont influencé des tas de rappeurs marseillais qui ne leur donnent pas beaucoup de force en retour mais la GM ne prête pas d’importance aux querelles du milieu – celui du rap, pas celui où les balles fusent, quoique parfois ces deux-là finissent par se rejoindre. Ici, c’est Marseille. Les séances studio sont joyeuses. Les types bossent dur.
Les amis ne sont pas loin. Comme Simka, qui plonge dans un coma éthylique entre deux prises de voix et qui propose de ramener une “guitare” (un AK-47) à la prochaine séance photo. Le distributeur automatique de sodas fait aussi tomber des petites bouteilles de Smirnoff. Un type dont on ne citera pas le nom coupe une bonne tablette de shit sur la table de la cuisine du studio d’enregistrement. Les joints circulent presque aussi vite que les punchlines.
“C’est ça le rap de Guirri, c’est quelque chose de proche des gens, du peuple”
Le Ghost structure le groupe. Il est dans le rap depuis un paquet d’années, connaît tout le monde, il supervise les séances de studio, fait un vrai boulot de directeur artistique et de réalisation. Et le groupe fait penser a du Wu Tang qui rapperait dans la langue de Zampa. “Ils sont arrivés avec une nouvelle mentalité, explique le Ghost. Ils viennent du 143 mais sont ouverts à d’autres quartiers, d’autres collaborations. Ils ont vu des stars du rap défiler ici à Marseille, mais ils ne sont jamais tombés dans l’aigreur parce qu’ils font une musique qui leur correspond. Ils travaillent leur son en permanence, et leur rap a mûri depuis. Ils ont grandi aussi dans leurs têtes. Certains sont pères de famille et c’est toutes ces nouvelles expériences qu’ils retranscrivent dans leur musique. Ils habitent toujours dans le quartier et côtoient toujours la même réalité merdique. Ils fréquentent toujours leurs amis du quartier. Certains sont tombés avec de longues peines, d’autres sont sortis, c’est ça le rap de Guirri, c’est quelque chose de proche des gens, du peuple.”
Les Guirri sont arrivés à un moment où la scène rap marseillaise traversait le désert. Et ont influencé beaucoup de rappeurs phocéens qui ont explosé depuis, sans forcément créditer les “originators”, les précurseurs de ce style, ce délire fait de références à La Cité de Dieu, à Scarface, à New Jack City et à la tradition du banditisme local. “Le délire sauvage, c’est eux, les clips où ils sont torse nu, dans le quartier. Aujourd’hui, c’est devenu une mode, un concept, mais pour eux c’est un style de vie.”
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