Avec ses 140 000 abonnés, le pure-player indépendant fondé par Edwy Plenel en 2008 affiche une santé insolente dans un secteur en crise. Retour sur l’histoire de ce site devenu une référence de l’investigation (affaires Bettencourt, Cahuzac, Karachi…), qui a démontré que la presse pouvait renaître à l’ère du numérique.
L’entrevue a tourné court. Ce jour de janvier 2007, Laurent Mauduit a rendez-vous avec son ancien adjoint au service économique de Libération, Pascal Riché. Ce dernier vient de claquer la porte du quotidien de gauche, comme Pierre Haski. Tous deux ont dans l’idée de lancer un site internet indépendant – ce sera Rue89.
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En parallèle, depuis plusieurs mois, l’ancien directeur de la rédaction du Monde, Edwy Plenel, licencié fin 2005 suite aux accusations d’un livre (La Face cachée du Monde de Pierre Péan et Philippe Cohen), ébauche le même type de projet. Il a réuni autour de lui des journalistes chevronnés en rupture avec le quotidien du soir : François Bonnet – ex-chef de l’international –, Laurent Mauduit donc – ex-directeur adjoint de la rédaction –, et un ami de ce dernier, Gérard Desportes, qui fut rédacteur en chef de Libé. Ambiance reconstitution de ligue dissoute.
“La suite a montré qu’ils avaient raison”
Sous le lustre du café Zimmer, place du Châtelet, Mauduit joue cartes sur table avec Riché : “On a la même culture professionnelle, la même volonté d’indépendance, pourquoi ne pas unir nos forces ?” Son offre de fusion fait un flop. Les futurs fondateurs de Mediapart veulent créer un site payant, sans publicité, et voient les choses en grand : vingt-cinq journalistes minimum. Tout le contraire de Rue89.
“Ils voulaient réunir une dream team entre les anciens de Libé et du Monde, mais on a cordialement décliné, relate Pascal Riché. Ça n’a même pas fait l’objet d’une conférence de rédaction, parce qu’on pensait que la gratuité était inhérente à internet. La suite a montré qu’ils avaient raison.”
“Rue89 est un échec objectif, alors que nous avions les mêmes valeurs” Edwy Plenel
Confortablement installé dans les locaux de Mediapart, près de la Bastille, Edwy Plenel tire les leçons de cette divergence initiale : “Rue89 est un échec objectif, alors que nous avions les mêmes valeurs. Leur modèle ne leur a pas permis de survivre économiquement, et a banalisé leurs contenus.” Alors que Rue89 n’a jamais réussi à atteindre l’équilibre, Mediapart, lancé le 16 mars 2008, est bénéficiaire depuis sept années consécutives.
Avec plus de 140 000 abonnés, indépendant du marché publicitaire comme de la puissance étatique, le site intrigue même à l’international. Le Stigler Center, rattaché à la Business School de l’université de Chicago, lui a consacré une étude élogieuse au printemps 2017. Avec son éternel air de pistolero mexicain, Edwy Plenel répète souvent ce vers du poète Antonio Machado : “Le chemin se fait en marchant”. Mediapart est un cas d’école en la matière.
“Pour qu’on ait des abonnés, il faut qu’on ait une task-force suffisante”
Ce dimanche 2 décembre 2007, l’ancien chef de la rédaction du Monde pianote sur un clavier d’ordinateur, au rez-de-chaussé du siège du Nouvel Observateur. C’est sous le regard d’un hussard du web, Patrick Fiole, créateur du site de l’hebdo, qu’il annonce sur un tchat son projet. Nom de code : Mediapart, pour le côté participatif des blogs des futurs abonnés. L’idée lui est venue en entendant les militants de la campagne de Ségolène Royal – qu’il a soutenue – parler de “démo part”, pour démocratie participative.
Pétri de culture historique, l’ancien militant de la Ligue communiste révolutionnaire, qui signait ses articles dans Rouge sous le pseudo de Joseph Krasny, choisit de révéler publiquement ses velléités de conquête du web à “une date symbolique pour tous ceux qui sont critiques du présidentialisme, du pouvoir personnel à la française” : l’anniversaire du coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851. Nicolas Sarkozy n’a qu’à bien se tenir.
Plenel a pris le temps d’assurer sa base arrière. Son raisonnement est mathématique : “Pour qu’on ait des abonnés, il faut qu’on ait une task-force suffisante pour faire du journalisme de qualité, et il faut que ces journalistes ne soient pas inquiets au niveau matériel.” Aux vingt-six travailleurs de l’éphémère qu’il recrute, dans un ancien studio photo situé rue Léon-Frot, il promet d’avoir assez de capital pour les payer pendant trois ans.
Les premières réunions de travail ont lieu dans un authentique esprit garage band : “J’avais halluciné de voir toutes ces anciennes stars du Monde travailler sur des tréteaux dans le noir, dans une sorte d’atelier”, se remémore Marine Turchi, recrutée pour suivre le FN.
Pas question de mettre en ligne un tigre de papier
Toute l’année 2007, l’ancien pilier du Monde exécute sa besogne avec méthode, consulte des pionniers du web et cherche consciencieusement des fonds. Pas question de mettre en ligne un tigre de papier. Au total, le start-uppeur glane 3,5 millions d’euros répartis à peu près en trois tiers : deux actionnaires extérieurs minoritaires (Jean-Louis Bouchard et Thierry Wilhelm), une Société des amis de Mediapart dénuée de pouvoir d’influence sur sa ligne éditoriale (parmi les donateurs apparaissent les noms de Xavier Niel et de Stéphane Fouks, le communicant qui défendra Jérôme Cahuzac suite aux révélations du site en 2013) et les économies des fondateurs.
Plenel met le reste de ses indemnités de licenciement du Monde dans la balance et hypothèque l’appartement dont sa femme, la sociologue Nicole Lapierre, vient d’hériter. Pour être sûr de son coup, il consulte un jeune informaticien, Laurent Chemla, qui est aussi le premier citoyen français inculpé et relaxé pour piratage informatique. Celui-ci lui donne son feu vert, mais le prévient toutefois : “Faire du bon journalisme ne suffira pas, il faudra faire des coups d’éclat.” Les yeux rieurs de son interlocuteur ne cillent pas : “Non, c’est internet qui va s’adapter à nous.”
“On a beaucoup vécu sur l’idée des coups médiatiques, mais on se les faisait voler” Fabrice Arfi
Au comptoir du 138, le bar où les journalistes de Mediapart prennent leur café le matin après la conférence de rédaction, les conversations virent aux séances de brainstorming. Un an après la fondation, le rythme de recrutement des abonnés est trop faible. Font-ils trop d’éditos anti-Sarko ? Le paywall n’est-il pas trop épais ? N’auraient-ils pas dû se doter d’un service marketing plus fourni ? “On a beaucoup vécu sur l’idée des coups médiatiques, mais on se les faisait voler, ils se retrouvaient en quelques semaines partout dans la presse sans qu’on soit jamais crédités”, rage encore Fabrice Arfi.
La fête d’anniversaire du site au New Morning, la salle de jazz de la rue des Petites-Ecuries, où Plenel accueille tous les invités à l’entrée avant de danser le zouk avec ses vieux amis les philosophes Edgar Morin et Edouard Glissant (qu’il appelle son “double maître”, en raison de sa grande taille), fait péniblement illusion.
“Si on avait continué six mois de plus comme ça, c’était fini”
Lors d’un déjeuner aux Crocs, un restaurant situé rue de Cotte, Michaël Hajdenberg, qui exerce sa plume au pôle enquête, propose de se mettre six mois en congé sabbatique pour permettre d’embaucher quelqu’un au marketing : “Je me suis dit qu’on allait mourir avant d’avoir vécu. Si on avait continué six mois de plus comme ça, c’était fini.” Son geste reste dans la légende. A l’été 2009, le fonds d’investissement Odyssée Venture sauve finalement le site en versant 2 millions d’euros (sa part a été rachetée en 2014).
Le “nose for news” d’Edwy Plenel et l’esprit de conquête de ses troupes finissent par payer en 2010. C’est lui qui met ses deux enquêteurs, Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme, sur le coup des enregistrements du majordome de Liliane Bettencourt, qui voulait faire cesser les abus de faiblesse dont elle était victime.
“On a découvert ce qu’était la puissance de frappe du journal nous-mêmes” Fabrice Arfi
Le journal se met en mode commando, et lui en mode général d’infanterie. “Toute la rédaction était mobilisée, on était à temps plein sur l’affaire. On a découvert ce qu’était la puissance de frappe du journal nous-mêmes”, témoigne Arfi. Quatre mois après la publication des révélations sur ce vaste système de financement politique, d’évasion fiscale et d’enrichissements indus, la marionnette de “Mamie Zinzin” dans Les Guignols fait marrer la France entière, et le site outsider enregistre 20 000 abonnés supplémentaires, ce qui le conduit à 40 000, son seuil de rentabilité.
Arfi l’admet volontiers : “L’œuf de Colomb pour nous, ça a été l’affaire Bettencourt”. Eric Woerth a certes été blanchi, mais l’enquêteur n’en démord pas : “Sa relaxe ne me fait pas retirer une demi-virgule de ce que nous avons écrit. La vérité judiciaire est mouvante. Ce qui compte, ce sont les faits.”
”Si on s’apprête à publier cette affaire, c’est qu’on est sûrs de nous”
Qu’Edwy Plenel, victime d’écoutes illégales de l’Elysée dans les années 1980, se saisisse d’écoutes clandestines et appelle Eric Woerth à démissionner au lendemain de la publication fait tout de même tiquer Pierre Péan, son frère ennemi : “Après tout ce qu’il a écrit sur les écoutes de l’Elysée, ça m’étonne au point de vue de la cohérence. La base du journalisme moderne, avec lui, c’est le viol de trois lois : viol du secret de l’instruction, non-respect de la présomption d’innocence, et acceptation du vol.” Cette lutte picrocholine, Plenel préfère l’éviter, considérant qu’elle fait partie de sa “légende noire” : “Dans le livre de Péan et Cohen, mon père a calculé que le patronyme ‘Plenel’ apparaît plus de fois qu’il n’y a de pages…”
Les yeux dans les yeux. Ce 3 décembre 2012, dans son bureau de ministre du Budget, Jérôme Cahuzac toise avec mépris ses deux interlocuteurs. Fabrice Arfi est venu avec le directeur éditorial de Mediapart, François Bonnet. Ambiance polaire. “Monsieur le ministre, si on s’apprête à publier cette affaire, c’est qu’on est sûrs de nous, c’est toute la crédibilité de Mediapart qui est en jeu”, entame Bonnet.
Depuis des mois, Arfi accumule les indices sur l’existence de son compte non déclaré en Suisse. Comme il le fera quelques jours plus tard face à l’Assemblée nationale, Cahuzac nie. Le journaliste lui demande s’il est allé à Genève à une date précise en 2009. “Pas plus qu’à Rome, New York ou Milan”, répond-il, cinglant. Il n’obtiendra pas plus d’aveux, mais l’enquêteur en est certain, il l’a coincé.
“Les gens ont ouvert les yeux”
Quatre mois plus tard, alors que l’“officine” (nouveau surnom de Mediapart) a été traitée de tous les noms pour avoir “inventé le journalisme de bûcher” (dixit Bruno Roger-Petit), le ministre avoue. “Les gens ont ouvert les yeux : on était progressistes, mais ça ne nous empêchait pas d’être indépendants”, synthétise Arfi.
L’armée des détracteurs de ce “site d’information qui donne envie de changer de planète” (celle-là est de Finkielkraut) grossit pourtant. Jean-Michel Aphatie monte au créneau pour dénoncer l’absence de preuves : “Dans cette affaire, Mediapart s’est planté, on devait les croire parce qu’ils étaient les meilleurs. Mais la fin ne justifie pas les moyens, quand bien même les faits vous donnent raison par la suite”.
“Le journalisme que je défends et que Mediapart incarne pose problème à ce pays, à sa culture démocratique qui est faible” Edwy Plenel
Plenel contre-attaque : “Le journalisme que je défends et que Mediapart incarne pose problème à ce pays, à sa culture démocratique qui est faible.” Il marche sur des œufs. En interne, sa surexposition médiatique arrache parfois quelques grimaces. “On m’a déjà décommandé pour qu’il aille à ma place en plateau, nous confie un journaliste. A une époque, l’attachée de presse de Mediapart était son attachée de presse.” La récente polémique autour de ses liens supposés avec Tariq Ramadan lui a servi de leçon : “Maintenant, c’est clair que je n’irai pas dans leur arène, dit Plenel, je vais les laisser boxer tout seuls.” Il faut rester groupé.
Fin 2014, le site fait face à une crise de croissance. Un burn-out, puis deux. “Ça a été le révélateur d’un état d’épuisement plus large, tout était beaucoup concentré sur François Bonnet, des gens manquaient de référents”, témoigne Lénaïg Bredoux, représentante du personnel pendant six ans. Un ergonome, François Hubault, réalise un audit social auprès des salariés. Des journalistes – femmes et hommes – en profitent pour enregistrer discrètement les réunions et pointer du doigt l’inégalité de répartition des temps de parole en fonction du genre.
“Les élus du personnel nous ont obligés à inventer des solutions”
Depuis, un accord sur le temps de travail a été adopté, et une direction éditoriale élargie a été mise en place. L’année dernière, pourtant, la machine s’emballe. Aux services opérationnels, qui ont doublé leurs effectifs en trois ans, on dénombre quatre burn-out, dont celui de la DRH, et deux démissions, sur une quarantaine de personnes.
“Pour les services opérationnels, il est difficile de se faire une place dans une boîte de journalistes, essentiellement créée par des journalistes, pour des journalistes”, constate Lénaïg Bredoux. Edwy Plenel l’admet : “On a les pathologies des organisations à fort engagement, ce sont aussi celles des hôpitaux, de la police et des ONG. Les élus du personnel nous ont obligés à inventer des solutions. On est en train de les trouver.”
Les temps changent. Directeur éditorial pendant dix ans, François Bonnet passe le relais à un duo paritaire, Carine Fouteau et Stéphane Alliès – sans pour autant quitter l’entreprise. Pendant ce temps, Plenel repousse la date de son départ, même si “la feuille de route est là”. Il n’a pas fini de porter la plume dans la plaie.
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