Première production merveilleusement écrite d’un petit studio de San Francisco, « Where the Water Tastes Like Wine » nous fait traverser les Etats-Unis à pied. Alors que les époques se télescopent, on y croise des clochards célestes, de vieilles femmes sages, des enfants tristes, des animaux qui parlent, des cow-boys et des Indiens, des amoureux désespérés, des ouvriers. C’est aussi une éblouissante réaffirmation du pouvoir de la fiction.
En 1952 paraissait une monumentale compilation de 84 morceaux folk, blues et country enregistrés entre 1927 et 1932 et rassemblés sous le titre d’Anthology of American Folk Music par un passionné, le collectionneur et musicologue Harry Smith (qui était par ailleurs un peintre et un cinéaste expérimental). Cette anthologie eut une influence majeure sur les grandes figures à l’origine du renouveau de la musique folk dans les années 1960 (Bob Dylan, Joan Baez…) C’est aussi un voyage aujourd’hui encore sidérant dans une Amérique que, faute d’un meilleur terme, on qualifiera de profonde. Ses mythes, ses rêves, ses drames et ses cauchemars. Ses petits miracles. Ses grandes mystifications. Ses soudaines illuminations. Where the Water Tastes Like Wine, l’étonnante première production du studio indépendant Dim Bulb Games, basé à San Francisco, c’est un peu la même chose (et pas seulement parce que sa bande son, excellente, est un peu dans cet esprit-là). Soit plus que ce que l’on attend souvent – de toute évidence à tort – du jeu vidéo.
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Ici, ce ne sont pas des chansons que l’on reçoit, collecte et transmet, mais des histoires. Certaines sont plutôt tristes, d’autres assez drôles ou surréalistes, d’autres encore à faire froid dans le dos. Il y en a au total 219, écrites par une vingtaine d’auteurs différents (dont certains noms connus, comme les ex-critiques Cara Ellison et Leigh Alexander), que l’on recueille une à une en traversant inlassablement les Etats-Unis, de Boston à El Paso, de Portland à Cincinnati. Sur la carte du monde en 3D très stylisée et dont on n’arrive toujours pas à décider si on la trouve superbe ou hideuse, nous sommes un squelette géant (par rapport aux villes, mais cette différence d’échelle est une vieille tradition du jeu vidéo, notamment dans le RPG japonais) chargé d’un modeste baluchon.
Tout est une affaire d’histoires
Si l’on a bien compris – mais il est fort probable que certaines subtilités nous aient échappé –, on a été envoyé sur la route par un loup à forme humaine s’exprimant avec la voix de Sting (oui, le vrai Sting) ayant à peu près tout pouvoir sur nous (y compris, ce qui est plutôt appréciable, celui de nous ramener à la vie en cas de coup dur) depuis une partie de poker qui a mal tourné. Nous voilà donc lancé à travers l’Amérique. Que l’on n’avait jamais vraiment abordée comme ça.
Dans Where the Water Tastes Like Wine, dont le principal concepteur, Johnnemann Nordhagen, fut aussi le programmeur du très beau Gone Home, tout est une affaire d’histoires. Il y a celles qu’on nous raconte et celles qui nous arrivent (et qui dépendent alors au moins en partie de nos choix ponctuels, façon « livre dont vous êtes le héros »). Il y a celles qui ne cessent de nous revenir, mais transformées, « enjolivées », nous dit le jeu, et que l’on reconnaît à peine. Il y a aussi celles, en plusieurs chapitres, que nous relatent, en face-à-face, une quinzaine de personnages dont, en plein air, on partage le feu de camp pour la nuit : Quinn le jeune clochard, Cassady (vous avez dit Neal ?) le poète beat, Rocio la travailleuse immigrée ou encore Ray le cow-boy, Rose la hippie…
Selon les cas, ces derniers nous demandent de leur raconter une histoire qui fait rire ou qui fait peur, palpitante ou triste, et c’est en piochant dans le « catalogue » de celles que l’on a déjà collectées (et qu’il ne faudra pas oublier de ranger comme l’inventaire de n’importe quel jeu d’aventure) que l’on parviendra ou non à les satisfaire, ce dont dépend la progression de leurs récits à eux. C’est la part la plus classiquement « jeu vidéo » de l’expérience, celle qui fait de ces histoires une monnaie d’échange. On pourra la trouver un rien artificielle. On peut aussi se réjouir de la relation qui naît peu à peu entre ces personnages et nous, alors que l’on s’appuie sur ce qu’on pense avoir compris d’eux pour décider ce qu’on va leur conter.
Un voyage hypnotique à travers l’espace et le temps
La liste de nos interlocuteurs et la manière dont ils sont présentés pouvaient déjà faire tiquer. Mais quand on tombe sur un soldat blessé de la Guerre de Sécession, le doute n’est plus permis : cette marche hypnotique – il y aurait beaucoup à dire sur la lente déambulation de notre personnage et l’effet qu’elle produit sur le joueur pas trop impatient pour adopter son rythme – ne nous fait pas voyager qu’à travers l’espace mais, aussi, à travers le temps. Si la Grande Dépression est la clé de voûte du récit, c’est de pas moins d’un siècle d’histoires entremêlées que l’on devient en réalité le réceptacle. Des histoires que l’on contribue, donc, à faire circuler.
Soudain, nous voilà face à une maison au-dessus de laquelle une icône laisse supposer qu’elle contient l’une de ces histoires courtes ou longues, cruelles ou drôles. Le jeu nous propose alors de « fouiller » pour l’exhumer. L’une des belles idées de Where the Water Tastes Like Wine est là : les histoires appartiennent à la terre qu’elles ensemencent, aux bâtiments qu’elles hantent, et notre rôle va être en somme de les cueillir pour aller ensuite les planter en d’autres lieux où elles pourront encore se développer et grandir. Il y a celle de la femme élégante avec une cicatrice sous son foulard jaune. Celle de l’homme qui chassait la jument de son ennemi mort. Celle de l’astronome dans le désert qui cherche une neuvième planète. Celle du lièvre pourvu de cornes poursuivi par un chat. Celle des deux frères qui se sont cherchés pendant trente ans – ou était-ce cinquante ? Qui sait ce qu’elles peuvent encore devenir ?
Merveilleusement écrit, Where the Water Tastes Like Wine est à la fois une quête spirituelle et un juke-box de mini-récits furieusement évocateurs qui a également pour immense mérite de révéler les liens secrets entre la manière la plus moderne de raconter des histoires – le jeu vidéo – et la plus ancienne – la tradition orale –, à commencer par leur rejet commun de tout ce qui est figé. C’est aussi, accessoirement un merveilleux plaidoyer pour la fiction. Pour toutes les fictions : ces histoires dont la vérité (et la force, la beauté) n’a aucun rapport avec le fait qu’elles relatent ou non un événement qui s’est réellement produit. Where the Water Tastes Like Wine est plutôt un jeu funèbre. Mais Where the Water Tastes Like Wine est lumineux.
Where the Water Tastes Like Wine (Dim Bulb Games / Good Sheperd Entertainment), sur Mac et PC, environ 20€
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