A l’occasion de la ressortie du film en copie restaurée, retour sur « Koyaanisqatsi », le long poème sonore et visuel réalisé par Godfrey Reggio en 1982. Brandi par les écologistes, les vegans et les anti-capitalistes comme une grande messe dénonçant les folies du monde moderne, ce documentaire d’avant-garde est-il vraiment aussi militant qu’il n’y parait ?
Comment décrire l’expérience de visionnage unique de Koyaanisqatsi ? Que vous l’ayez découvert entre amis lors d’une nuit canabisée, dans l’intimité studieuse d’un tête à tête avec votre ordinateur ou en salle comme il est à nouveau possible de le faire depuis mercredi, les 87 minutes qui composent le film imprimeront sans doute vos rétines et vos oreilles (le film est servi par une bande-son fleuve et sublime signée Philip Glass) d’un souvenir aussi mystique que confus (et pour certains lénifiant et ennuyeux). Sans une seule ligne de dialogue et sans un seul personnage, Koyaanisqatsi – qui signifierait vie tumultueuse dans une langue aztèque – nous plonge dans une suite d’images de nature et de ses éléments (eau, feu, terre et air) auxquelles succèdent visions de technologie avancée, d’urbanité galopante, de progrès industriel, de divertissement de masse, de destruction et de travail à la chaine.
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Alors je vous vois venir, vous sentez l’effluve du film à thèse critiquant ouvertement la dérive de notre mode vie contemporain. Bien qu’il soit à la fois récupéré par les écologistes, les anti-capitalistes et les vegans, l’interprétation du film est bien plus complexe que cela. Pour s’en convaincre, il suffit de se pencher sur sa genèse, son tournage et son influence sur le cinéma.
Un moine et un jeune photographe
Pour comprendre Koyaanisqatsi, il faut déjà se pencher sur son auteur Godfrey Reggio. Né en 1940 à La Nouvelle-Orléans, il entre dans une école chrétienne très stricte dès l’âge de 13 ans. Une fois adulte, il se fera enseignant, toujours au sein d’un ordre religieux. Petit à petit, il va s’engager dans des causes sociales, comme l’aide aux délinquants ou l’assistance médicale pour les plus défavorisés. A 34 ans, l’American Civil Liberties Union lui confie la réalisation d’une campagne visant à sensibiliser la population à propos des violations de la vie privée et de l’utilisation de la technologie pour contrôler l’individu. C’est au sein de cette association qu’il va faire une rencontre déterminante dans la réalisation de Koyaanisqatsi, celle de Ron Fricke. C’est ce jeune photographe qui a réalisé pour Reggio la dite campagne de sensibilisation. Une fois leur travail achevé, les deux hommes décident de se lancer dans un projet de long-métrage qui reprendrait les mêmes thématiques tout en les étendant à une approche plus large de la vie à notre époque, à une dénonciation de « cette manière de vivre, la technologie, les richesses que nous avions accumulées et les énormes souffrances subies par le reste du monde« , pour reprendre les mots de Reggio lui-même. Il dirigera le film – qui sera le premier d’une trilogie – tandis que Fricke sera responsable de sa photographie.
Coppola et Glass recrutés sur le tard
Financé grâce aux fonds de l’IRE (Institue for Regional Education), le tournage s’étale sur plus de sept ans à travers tout le territoire américain. Allégés par l’absence de prise de son et d’acteurs, ils se rendent dans les régions les plus reculées aussi bien qu’au coeur des plus grandes villes. Grâce à la curiosité technique de Ron Fricke, le film est d’une propreté plastique assez folle. Koyaanisqatsi est d’ailleurs l’un des premiers films à utiliser la technique du time-lapse (effet d’ultra-accéléré) dans un long-métrage. Mais ce n’est qu’une fois la post-production enclenchée que le film sera enrichi de deux noms déjà bien connus du milieu cinématographique. Godfrey Reggio se débrouille pour montrer le premier montage du film à Philippe Glass qui accepte alors d’en composer la musique, puis à Francis Ford Coppola, qui accepte lui de porter le film vers une large distribution et en devient même le producteur exécutif.
Madonna, les Simpsons et… Dziga Vertov
S’il ne connait pas un succès commercial colossal, le film va acquérir avec le temps le statut d’oeuvre culte. Si bien que son influence peut se retrouver dans l’oeuvre de nombreux réalisateurs, d’Interstellar de Christopher Nolan (2014) à 20th Century Women de Mike Mills (2016) en passant par le plus modeste Poussières d’Amérique d’Arnaud Despallières (2011) et le blockbuster The Watchmen (2009) qui en reprend la musique. Au-delà du cinéma, les Simpson et Madonna – avec le clip de Ray of light, qui semble être une version plus hédoniste du film – rendront un hommage assumé à Koyaanisqatsi.
Pour autant, Koyaanisqatsi n’a pas grand chose de révolutionnaire. Comme le démontre Kyle Kallgren dans sa vidéo sur le film, ses effets de manipulation du temps et sa tentative de rendre compte de la vie, au sens large du terme, à l’aide d’une suite de vue date quasiment de la naissance du cinéma. Le film qui ressemble d’ailleurs le plus à Koyaanisqatsi est sans doute L’homme à la caméra de Dziga Vertov (1929). On y retrouve la même ampleur de geste et la tentative de saisir la vie dans toutes ses dimensions et toutes ses échelles. Quant à la charge politique que le film désire porter, elle était déjà présente à l’identique dans Les Temps modernes de Charlie Chaplin (1936). Et dans une temporalité plus proche du film, Antionioni a réalisé dans Zabriskie Point (1970) une séquence qui semble déjà annoncer le film de Reggio.
Koyaanis…tocksi
Godfrey Reggio affirme que son film n’est qu’une expérience où le spectateur est amené à lui-même se faire une opinion sur le monde dans lequel il vit. Mais connaissant le désir qui se cache derrière la réalisation du film, une telle déclaration est assez malhonnête. Le réalisateur désire clairement nous donner une vision sombre et angoissante du monde moderne. Cette fausse liberté qu’il tente de donner au spectateur pose problème car cette volonté de faire disparaître tout point de vue donne au film une tonalité impersonnelle, qui en fait une sorte de pur vase à idée. C’est là que son postulat contemplatif confine à la vacuité. Comme le montre ses multiples appropriations pop et idéologique, chacun semble y voir ce qu’il désire.
On ira même plus loin en affirmant qu’il se dégage de la beauté de ses images une certaine fascination pour les charmes du monde contemporain, ce qui entre complètement en contradiction avec l’enjeu moralisateur de départ. Car en effet, l’esthétique des images de Koyaanisqatsi est aussi celle de l’apologie du monde moderne, de son incroyable cinégénie. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder ce montage intitulé Koyaanistocksi qui reconstitue plan par plan le trailer originel du film à l’aide de publicités récupérées dans des banques d’images.
De plus, cette tentative d’embrasser la globalité du monde finit par avoir recours au même point de vue zénitale et anonyme que celui opéré par les moyens de la surveillance qu’il tente de dénoncer. Refusant toute humanité aux corps qu’il filme comme des fourmis, Koyaanisqatsi ne se livre à une horizontalité plus sensible qu’en de trop rares moments. D’une certaine manière, sa symphonie de la mondialisation, son selfie globalisant résument la manière dont l’art du 20ème siècle – notamment le pop art – a vu sa charge contestataire complètement émoussée et recyclée par le capitalisme.
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