Dans le sillon de Mai 68, une partie de la jeunesse et de l’élite intellectuelle a fondé dans la Révolution culturelle chinoise ses espoirs de renversement du capitalisme. L’historien François Hourmant nous plonge dans l’univers mental de ce courant d’extrême gauche français aux multiples facettes, explorant ses aveuglements, ses contradictions et son héritage.
Le 4 mars 1972, 200 000 personnes convergent vers le Père-Lachaise. Dans la foule de sept kilomètres qui chemine en silence jusqu’au cimetière, on aperçoit Jean-Paul Sartre et Michel Foucault. Ils sont là pour témoigner de leur solidarité avec Pierre Overney, un ouvrier maoïste de 24 ans abattu quelques jours plus tôt par le chef du service de sécurité de l’usine Renault Billancourt, Antoine Tramoni. Jean-Pierre Le Dantec, un des leaders de la Gauche prolétarienne (GP) dont l’ouvrier était membre, relate ainsi l’événement, dans Les Dangers du soleil : “Quand nous pénétrâmes le grand triangle submergé d’une foule ardente, nous crûmes défaillir : malgré les calomnies innombrables, le peuple de Paris était au rendez-vous, qui attendait Pierrot comme un fils assassiné”.
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Ces obsèques marquent symboliquement l’apogée du mouvement maoïste en France, et l’amorce de son déclin. L’année suivante, la GP – l’organisation la plus visible, qui s’est distinguée par ses méthodes et ses actions directes spectaculaires – s’auto-dissout. Entre 1968 et 1972, environ 1000 “gépistes” ont été incarcérés, preuve d’une puissante – quoique minoritaire – poussée de fièvre “mao”.
Jeunesse, spontanéisme, anti-autoritarisme
Parmi les 200 000 personnes présentes ce jour-là, une minorité seulement milite activement dans les organisations de cette mouvance gauchiste : “Au faîte du mouvement, entre 1969 et 72, leur nombre n’aurait pas excédé en France sept mille militants, toutes tendances confondues”, relève l’historien François Hourmant dans Les Années Mao en France – Avant, pendant et après Mai 68 (éd. Odile Jacob). Mais ces obsèques populaires témoignent de la sympathie qu’il inspire. “La séduction maoïste a fourni des images et des scènes qui appartiennent désormais au panthéon du roman national”, écrit le spécialiste de l’histoire des intellectuels, qui rend compte dans son ouvrage de l’univers mental de ces militants qui ont fondé dans le maoïsme leurs espoirs de soulèvement hexagonal.
Avant même Mai 68, une partie de la jeunesse et des intellectuels se passionne pour la “grande révolution culturelle prolétarienne” (GRCP, dans le jargon de l’époque), lancée par Mao en 1966. Celle-ci apparaît comme une alternative au révisionnisme soviétique et au socialisme tropical cubain, marqué par l’assassinat du Che en octobre 1967. “Cette triple conjonction – jeunesse, spontanéisme, anti-autoritarisme – contribua à la popularité du mouvement. Elle offrait une voie alternative aux pratiques révolutionnaires jusqu’alors constatées dans le monde”, relate François Hourmant. Celui-ci rappelle qu’à l’époque, l’aveuglement des clercs vis-à-vis du totalitarisme chinois est total. Le Monde lui-même est séduit par les développements de la GRCP, tandis que Malraux dresse un portrait élogieux de Mao dans ses Antimémoires publiées en 1967.
“L’inventivité la plus débridée côtoyait le formalisme stalinien le plus éculé”
Galvanisées par la lecture du Petit livre rouge (PLR), qui rassemble 427 citations du Grand timonier, plusieurs organisations se réclamant du maoïsme voient alors le jour : l’Union des Jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJC(ml), qui devient en octobre 1968 la Gauche prolétarienne), le Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF, reconnu par Pékin), ou encore les maoïstes libertaire de Vive la Révolution !. François Hourmant pointe d’emblée l’hétérogénéité des chapelles du maoïsme hexagonal, divisé entre maoïstes “dogmatiques” (PCMLF) et “mao spontex” (c’est-à-dire spontanéistes, représentés par la GP). “Le Petit livre rouge, la veste et le portrait de Mao furent les précipités les plus évocateurs de ce phénomène d’adhésion collective où l’inventivité la plus débridée, aux accents parfois libertaires, côtoyait le formalisme stalinien le plus éculé, où la créativité s’adossait à une phraséologie ou à une esthétique pétrifiée”, analyse-t-il.
En se fondant sur les récits écrits à chaud et surtout rétrospectivement par des maoïstes – tous repentis, et pas forcément les plus connus, comme Pierre Rigoulot, Philippe Sollers, Jean-Pierre Le Dantec, Rony Brauman ou encore Serge July –, l’auteur montre comment cette sphère d’influence s’est répandue dans de nombreux champs – artistiques, politiques, intellectuels. En creux, c’est l’identité politique des maoïstes qui se dessine : leur rhétorique militariste, leur sectarisme, leur austérité et leur praxis singulière. Ainsi, quand Jean-Luc Godard, qui s’engage avec Jean-Pierre Gorin dans le groupe Dziga Vertov, se saisit de cette “révolution dans la révolution” pour réaliser La Chinoise, il reçoit de nombreuses critiques de son propre camp. Les gardes rouges de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, bastion de l’UJC(ml) (le groupe d’Alain Badiou), le tacle : “La révolution n’est pas un jouet de classe”. “La manipulation des objets fétiches du culte maoïste apparaît comme sacrilège”, note l’historien. Ce n’est pas pour rien que Raymond Aron a parlé à l’égard du maoïsme de “religion séculière”.
Ouvriérisme, anti-syndicalisme et ligne d’établissement
Les moines soldats pro-chinois sont également à l’origine d’une forme d’entrisme authentique : la “ligne d’établissement”. A son retour de Chine en 1967, le philosophe Robert Linhart lance le mot d’ordre : “Feu sur l’intellectuel bourgeois”. Désormais, les étudiants mao délaissent leurs études pour s’établir dans les usines, éprouver les conditions du Lumpenprolétariat, expier leur hérédité bourgeoise et établir des contacts en vue de l’insurrection prochaine. Le philosophe s’installe chez Citroën, porte de Choisy (d’où son livre, L’Etabli), comme 2000 autres “établis”, pour la plupart étudiants. Il en résulte un ouvriérisme exacerbé, un anti-syndicalisme primaire (principalement dirigé contre les “révisio” de la CGT), et même parfois un anti-intellectualisme caractérisé : “C’était l’anéantissement de la réflexion, du jugement individuel”, puisque les établis parlaient “au nom des masses”, décrit Rony Brauman. Dans une interview pour la revue Charles, le trotskiste Alain Krivine relate ainsi l’attitude des mao en Mai 68 : “Pour nous c’était un peu des intellectuels. Quand la nuit des barricades a commencé, le 10 mai, ils n’y ont pas participé : ils attendaient que les ouvriers partent en lutte pour ‘se mettre à leur service’”.
“La GP su jouer sur le ressort de la médiatisation”
S’ils ont marqué l’histoire de l’extrême gauche française, c’est principalement grâce aux actions de la GP, qui remit au goût du jour la “propagande par le fait” des anarchistes. L’incendie de la banque Rothschild en 1969, le plasticage des locaux du journal d’extrême-droite Minute par la NRP (Nouvelle Résistance populaire, branche combattante de la GP) en mai 1971 ou encore l’enlèvement de Robert Nogrette, responsable du personnel de la régie Renault le 8 mars 1972, c’est eux. “La GP su jouer sur le ressort de la médiatisation, et ce n’est pas un hasard si nombre de ses leaders ont d’ailleurs fini par s’intégrer dans le système médiatique et à y occuper des positions centrales”, note François Hourmant. De nombreux intellectuels les ont aidés dans cette tâche, au premier rang desquels Jean-Paul Sartre, qui prit la défense de la presse maoïste frappée d’interdiction. “Les maos me rajeunissent par leurs exigences”, disait-il. L’historien conclut en remarquent que “la Chine a nourri un maoïsme qui avait peu à voir avec la réalité chinoise et beaucoup avec les aspirations françaises”. Il n’en demeure pas moins que, comme le stalinisme, le maoïsme français constitue “un précipité de cet aveuglement des clercs qui a marqué le siècle des totalitarismes”.
Les Années Mao en France – Avant, pendant et après Mai 68, de François Hourmant, éd. Odile Jacob, 288 p., 22.90 €
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