Le géant griot Toumani Diabaté s’allie à son fils Sidiki pour un album de kora tourneboulant qui réussit ce singulier exploit : offrir deux perles pures dans la même huître. Critique et écoute.
La cour de la maison des Diabaté vaut toutes les cartes postales d’Afrique. Des femmes lavent du linge dans des bassines. D’autres s’affairent autour de marmites tandis que les enfants se courent après et finissent par se cacher dans les amples boubous de leurs mamans qui rouspètent. Les hommes palabrent à l’ombre d’un manguier. Football, politique, business se discutent avec la même nonchalance. Les chiottes sont à ciel ouvert, entourées d’un muret de parpaings.
A l’étage, l’ambiance se fait soudain plus feutrée. Toumani nous accueille dans son vaste salon avec ses banquettes de taffetas, ses coussins douillets, son écran plat 70 pouces et, au mur, des photos de la Kaaba, de ses parents, de lui à tout âge. La plus imposante, la plus chère à son coeur, immortalise son association de 2005 avec Ali Farka Touré et le producteur Nick Gold à l’époque de l’album In the Heart of the Moon, devenu avec le temps un grand classique. Cette année-là, Toumani nous recevait déjà à dîner dans ce même salon.
La filiation par la musique
Et en guise de récital digestif, après le copieux thiéboudiène préparé par Fanta, son épouse, il nous présentait son fils aîné, Sidiki, alors âgé de 14 ans, dont la maîtrise de la kora semblait augurer d’un avenir prometteur. Neuf ans plus tard, nous voici au même endroit : Farka nous a quittés, le riz au poisson de Fanta reste le meilleur de Bamako et Toumani peut désormais se dispenser de nous présenter son fils depuis qu’il a enregistré avec lui un étourdissant album en duo pour World Circuit, le label de Nick Gold. Un disque aussi rarissime que la chance de trouver deux perles dans une même huître.
Rare est déjà l’occurrence de voir un musicien célèbre oeuvrer aux côtés de son fiston. La preuve : alors qu’il en avait largement les ressources, Toumani n’a jamais collaboré avec son propre père, Sidiki Diabaté senior, qui fut le grand rénovateur de la kora après l’indépendance du Mali. “J’ignore pourquoi, mais il n’a même jamais pris la peine de me donner la moindre leçon, ni de me prodiguer le moindre conseil”, s’étonne encore Toumani, qui du coup aura assuré seul son éducation musicale, avec l’appui de sa maman – la chanteuse Néné Koita. “Quand j’ai eu Sidiki, j’ai voulu lui donner ce dont j’avais été privé, un soutien et un enseignement pratique. C’est là que je me suis aperçu de ses capacités.”
Un instrument élitiste par essence
Chez les Diabaté, on peut dire que l’art de la kora se transmet génétiquement, l’instrument étant dans la famille depuis au moins dix-sept générations ! Or, dans cette chaîne ininterrompue, les deux derniers maillons que sont Toumani et Sidiki dérogent passablement à la règle. Le premier pour avoir donné à ce luth traditionnel africain propre à la caste endogamique des griots une reconnaissance internationale, grâce à des albums comme In the Heart of the Moon et de prestigieuses collaborations avec Björk, Taj Mahal ou Damon Albarn.
Au point de craindre que cette soudaine popularité n’engendre la banalisation d’un art élitiste par nature, et avec elle l’effondrement de tout un patrimoine. “Imagine que l’on vend aujourd’hui des kora midi sans calebasse avec des méthodes pour apprendre en quelques semaines !”, s’offusque Toumani, pourtant directement à l’origine de cette vogue. Quant à Sidiki, il incarne une sorte de griot mutant, comme le prouve sa fructueuse association avec le rappeur Iba One, qui fait un tabac dans tout le Mali. Car si Toumani reste le grand manitou de la kora traditionnelle, Sidiki, lui, accompagne le passage de l’instrument à l’ère des musiques électroniques.
Faire fusionner les générations
Au sous-sol de la maison des Diabaté, dans une chambre sans fenêtre encombrée de câblages et équipée d’un vieux PC, Sidiki reçoit tous les après-midi de jeunes artistes de son âge, griots ou rappeurs, qui repartent avec des sons fignolés par ses soins sur une clef USB. Avec son look hip-hop, sa kora – dont il tripote les cordes avec de grosses bagues aux doigts – posée sur les genoux, il dessine à la vitesse de l’éclair le futur de la musique mandingue. “Cet album avec mon père, c’est une surprise et une immense chance : celle de pouvoir montrer mes racines”, avoue le jeune homme, qui quelques minutes plus tard se met à rêver de travailler un jour avec Alicia Keys.
Au fond, comment ne pas penser cet album instrumental, où fusionnent deux générations autour d’un répertoire parfois séculaire, interprété sur des modes souvent en voie de disparition, comme un passage de témoin ? Ce moment rare où le père, conscient que les capacités du fils l’emmèneront bien au-delà d’un horizon qu’il a lui-même contribué à ouvrir, entend lui rappeler qui il est et d’où il vient.
Joué à quatre mains, ce rituel devient un stupéfiant ballet sonore, où les deux instruments semblent s’enivrer de leurs grâces respectives, comme deux feux follets ivres de liberté qui dansent dans cette nuit mystérieuse qu’est le passé lointain.
Concert le 10 juin à Paris (Théâtre des Bouffes du Nord)