La peur de ne plus pouvoir écrire, le doute permanent, le chaos dans sa vie : après « Born to Die », ce n’était pas la grande forme pour Lana Del Rey. Mais la revoici avec le somptueux et nonchalant « Ultraviolence », toujours hanté par le malheur et les spectres. Rencontre.
Après ton dernier album, tu avais annoncé ta retraite de la musique. Mais tu es de retour avec Ultraviolence.
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Lana Del Rey – Je n’étais pas sûre de retrouver un jour l’inspiration. Et je ne peux me lancer dans un album que si j’ai déjà une idée de la narration, du concept même. Mais en décembre et janvier, tout s’est débloqué après ma rencontre dans une fête avec Dan Auerbach des Black Keys. Il s’est passé un truc physique entre nous, de l’ordre de la chimie. Quand on a enregistré la chanson Brooklyn Baby, on se regardait, on sentait qu’il se passait quelque chose. L’album a été réalisé dans une ambiance très nonchalante. Ce qui est surprenant pour moi, qui avais toujours bossé avec ma garde rapprochée : là, je me suis retrouvée avec un total inconnu!
Comment te sens-tu devant une feuille blanche ?
Ces dernières années, j’ai connu de longues périodes où j’étais incapable d’écrire. J’étais constamment en tournée et, naïvement, je pensais pouvoir écrire sur la route, mais ça s’est révélé impossible. Finalement, en décembre 2013, j’ai passé quelques semaines à New York aux Electric Lady Studios, pendant lesquelles j’ai enregistré seule tout l’album, avec mon guitariste Blake Stranathan et un batteur de session. Mon modèle de son, c’était les Eagles ! C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Dan, il m’a dit que ce que j’avais fait sonnait trop “classic-rock” et du coup, on a tout refait ensemble à Nashville, en six semaines, le plus souvent en live…
L’influence des Eagles reste évidente sur Pretty When You Cry. Tu vas remettre le slow à la mode !
Plus personne ne fait de slows, j’aimerais bien réessayer, ça fait si longtemps. J’adore danser. Pendant les sessions de Nashville, à la fin de la journée, on réécoutait le travail et on dansait comme des fous. Dan avait fait descendre ses potes de Brooklyn pour l’enregistrement, on invitait des gens qu’on venait de croiser à la boutique du coin, Juliette Lewis ou Harmony Korine traînaient là aussi : je n’avais jamais bossé comme ça. C’était la première fois que je croisais en studio des gens aussi créatifs, que j’ouvrais les portes. J’arrive désormais à m’isoler, à expérimenter sans entraves même quand il y a beaucoup de monde dans le studio : il existe un vaste univers où me réfugier à l’intérieur de ma tête. Je ne suis peut-être pas chanceuse dans ma vie de tous les jours, mais dans ma vie de studio, je suis vernie : je suis toujours entourée des bonnes personnes. Le simple fait qu’un type comme Dan Auerbach s’intéresse à moi a fait beaucoup pour ma confiance en moi et ma bonne humeur.
Comment s’est passée votre relation en studio ?
Il est assez soupe au lait : il peut être très silencieux un jour et surexcité le lendemain. Mais entre nous, le courant est passé très naturellement, on s’est bien amusés. C’est un vrai passionné, avec des dogmes très prononcés : il refuse catégoriquement de faire certaines choses. Ça nous a rapprochés. Au départ, mon album et celui des Black Keys devaient sortir le même jour, le 1er mai. Mais au bout de quatre semaines d’enregistrement du mien, il était tellement impliqué qu’il a fini par imaginer que c’était son disque, ça commençait même à influencer son travail avec les Black Keys – il a recommencé des trucs sur son propre disque parce qu’il ne les trouvait plus à la hauteur ! Il adore mon album, il m’appelait tard le soir, après le studio, pour me dire : “Je ne sais pas si je suis dingue mais j’ai l’impression qu’on est en train de faire un superdisque.”
Avais-tu listé des mots qui résumaient tes envies avant même d’enregistrer ?
Là, c’était “feu”. Dan est plutôt technique, concret, alors que moi, je suis dans l’imaginaire. Avec lui, j’ai utilisé tout un vocabulaire à moi pour qu’il saisisse où je désirais aller. Je lui disais par exemple que je voulais que l’album évoque les flammes mais les bleues, les plus chaudes… Je lui parlais de bleu électrique avec des reflets rouges.
Qu’a-t-il changé à tes chansons ?
Moi, dans un morceau, je n’aime que les guitares et la batterie – et lui a déboulé avec un contrebassiste, un saxophoniste, des vieux pros de Nashville à la steel-guitar… Il adore les musiciens, c’est un vrai mec, entouré de sept types qui sont ses meilleurs potes, un mâle alpha (rires)… Mais ça ne me dérange pas : j’aime les hommes, j’ai passé de sacrés bons moments. Depuis que je suis dans la musique, je ne fréquente que des gens qui jouent dans des groupes et ce sont surtout des hommes. Je peux devenir très garçon manqué dans ces conditions.
Et quand tu te retrouves en studio, tu te comportes en geek ?
Oui, surtout pendant le mixage. J’ai passé quatre semaines dessus dans un studio de Santa Monica, accompagnée du producteur Robert Orton. Comme nous avions enregistré live à Nashville, sur une vieille console Neve, il a fallu tout digitaliser – et ça sonnait vraiment bordélique, tous les instruments se chevauchaient. Nous avons dû tout restructurer, retraiter, on est passés de la spontanéité à la méticulosité. En studio, je sais exactement ce que je veux. Même si ça peut prendre des semaines, je finis toujours par entendre dans les enceintes la musique que j’avais dans ma tête. Même chose pour les vidéos : tout est déjà là dans mes story-boards. Du coup, je peux vraiment rendre dingue le producteur exécutif, comme j’ai dû le faire avec Dan.
Dans ton travail, quelle est la part de plaisir, quelle est la part de douleur ?
Le plaisir commence avec la conception de l’album et s’achève avec son enregistrement. Je ne quitte pas la table de mixage jusqu’à la remise des bandes, un grand moment de tristesse. Ensuite commencent les tournées, douloureuses, ou la promotion, pénible… Je me sens obligée de me justifier, de me défendre, alors que je n’en ressens même pas la nécessité : ma musique est assez bonne pour ne pas avoir besoin de ça. Je préférerais garder le silence.
Tes chansons offrent un étrange mélange de luxe et de tristesse. Un peu à la Roy Orbison…
C’est vrai ! (elle chante Only the Lonely)… J’ai l’impression de faire des chansons joyeuses mais quand je les fais écouter, on me dit à quel point elles sont tristes… Je ne peux pas m’évader de ma vie, qui a été assez tumultueuse. Je demeure rongée par le doute, par la tristesse. Je n’ai que le flou, le vide, devant moi. Et je n’aime pas ne pas savoir où je vais. Dans ma vie sentimentale, ma vie familiale, je n’ai pas la moindre certitude… J’ai maintenant une maison en Californie, où je m’occupe de mon frère et de ma soeur, mais je ne peux pas vraiment parler de chez-moi… Quand je rentre, il m’est impossible de me réadapter à la vraie vie… C’est pour ça que je déteste ne pas arriver à écrire car pendant dix ans, l’écriture a été le seul élément stable et rassurant dans ma vie.
Qu’est-ce qui a donné le ton d’Ultraviolence ?
La première chanson de l’album, Cruel World, a tout déterminé. Géographiquement, elle pose l’album : la guitare de Dan raconte d’emblée la Californie. Il y a dans le début du texte une certaine épure, une simplicité. Et puis arrive le refrain avec sa grosse batterie, son désordre électrique… Cette cohabitation entre la normalité et le chaos est assez symbolique de ce que je venais de traverser dans ma vie.
L’album rappelle l’ambiance nonchalante des sixties et des seventies à Los Angeles – notamment la communauté de musiciens installés sur Laurel Canyon…
Je suis à fond dans cette mythologie, Joni Mitchell surtout, que ma mère adorait. Quand je vivais à New York, je recherchais cet esprit de communauté : un peu ce que Jeff Buckley avait réussi à fédérer autour de lui dans les années 90, ou Dylan dans les années 60… Mais je n’ai jamais trouvé mon gang, ma famille. Dès que je suis arrivée à Los Angeles, j’ai enfin rencontré des gens avec qui parler, jouer, des musiciens qui ont réactualisé Laurel Canyon, comme Father John Misty ou Jonathan Wilson, avec qui j’avais commencé à faire l’album… Tout ce que j’avais cherché à New York, je le dénichais soudain sur la Côte Ouest. Je conduisais d’une maison à l’autre dans ma vieille Mercedes, j’avais l’impression d’être revenue au lycée.
Tu as grandi à la campagne. Etais-tu solitaire déjà ?
J’avais une vraie bande de copines, inséparables, nous étions très similaires. C’était la première fois de ma vie – et la dernière – que je ressentais une telle camaraderie. Mais à 14 ans, j’ai été envoyée en pensionnat parce qu’on faisait des conneries – comme sortir avec des garçons plus âgés ou fuguer pour aller dans des fêtes… Et là, je me suis retrouvée à aller à la messe trois fois par semaine. Heureusement, il y avait des vitraux, je pouvais rêvasser en les regardant. Dans cette école, j’ai sympathisé avec un des profs – il avait 22 ans, j’en avais 15 – qui m’a fait découvrir aussi bien Jeff Buckley que 2Pac ou Allen Ginsberg, il est devenu mon meilleur ami. Quand je suis arrivée à New York, à 19 ans, j’ai tenté de retrouver cette amitié perdue avec des gens de mon âge. Mais c’était trop tard, ils semblaient tous obsédés par leur carrière, leur réussite sociale… Je me suis alors demandé où étaient les musiciens prêts à tout sacrifier pour leurs chansons, prêts à mourir pour elles.
Toi, tu n’as jamais été attirée par cette réussite ?
J’ai lu un livre qui parlait justement de ça : de la nécessité pour un artiste de brûler les ponts avec toute possibilité de carrière. Pendant des années, ma vie s’est passée dans mon cerveau, personne n’en connaissait rien. C’était presque comme une double vie. Pendant longtemps, à part ma colocataire, personne n’a entendu mes chansons. Je jouais très mal de la guitare, en picking (elle chante)… La première fois que j’ai entendu Catpower, ça m’a vraiment rassurée car elle aussi jouait un peu comme ça au début, très simplement. Mais il y avait un vrai enchantement : la musique me tombait dessus, littéralement. Des chansons entières, déjà formulées, arrangées, se ruaient dans mon stylo, sur mon carnet. A 20 ans, alors qu’il ne se passait rien, j’ai pris la décision de continuer coûte que coûte, de répondre à cet appel. Ça sonne étrangement mais j’étais très fan de ma musique. Je n’ai jamais dit à mes parents que je séchais les cours, ils n’ont su que je chantais qu’après. J’ai tenté de lutter contre la musique, j’étais terrifiée par le regard des autres : “Pour qui elle se prend celle-là ?” J’étais certaine qu’on penserait que je ne le méritais pas. De nombreux musiciens m’ont avoué qu’ils avaient ressenti la même gêne. La musique est quelque chose de tellement personnel qu’on est fatalement effrayé par le rejet… D’ailleurs, j’aurais pu me contenter d’être choriste.
A quel moment as-tu senti que tu avais eu raison de t’accrocher ?
Pendant l’enregistrement de Born to Die. Je n’oublierai jamais la visite de mon père au studio. Il n’avait aucune idée de ce que j’avais fait depuis six ans et n’en revenait pas de me voir si sûre, si directive, si épanouie, demandant au producteur d’envoyer un beat ou une symphonie… Il était sous le choc : il a senti que la musique était vraiment ma passion et m’a avoué que c’était un des plus beaux jours de sa vie. Mes parents avaient insisté pour que je n’arrête pas les études pour la musique – j’ai fini mes études de philosophie car je savais que ça pourrait nourrir mes chansons. Je leur avais dit très tôt que je voulais devenir chanteuse mais ils ne savaient pas à quel point j’étais habitée, sérieuse. Ma mère se demandait ce que je faisais de mes journées à New York. Quand mon père m’a vue, il a compris ! Ça a validé six années de travail.
Tu crois au don, à l’inspiration ?
Plus que pour toute autre chose dans ma vie, je ressens un don pour la musique. Mais ces dernières années, avec ces longues périodes pendant lesquelles je n’ai pas écrit un mot qui me plaise, je priais pour que ma muse revienne… Et soudain, cet hiver, une chanson comme Old Money est arrivée d’un bloc… Carmen m’était déjà venue de la sorte, en pleine rue, j’avais calé les rimes sur le rythme de mes pas (elle chante)… A l’époque, je marchais beaucoup, ça m’aidait à écrire… Aujourd’hui, je conduis, je vais me baigner dans le Pacifique. L’inspiration renaît de ces nouveaux rituels, je m’enregistre dans la voiture en conduisant, je chante à tue-tête…
Ta musique est souvent hantée par des spectres, des fantômes…
Si j’en parlais de moi-même, on me prendrait pour une folle. Mais c’est vrai… La vie a été tellement dure avec moi ces quatre dernières années que j’ai énormément cherché réconfort et conseils dans l’au-delà… Avant d’enregistrer ou de monter sur scène, je demandais aux fantômes de venir m’aider, de m’accompagner. J’ai tellement dû affronter l’esprit analytique des gens que je me suis réfugiée dans le spirituel. Je me sens profondément liée à une forme de mysticisme, je recherche la compagnie des esprits. J’ai toujours pensé à la mort, ça m’obsède depuis l’enfance. Quand j’ai compris ce que c’était, que mes parents ne seraient pas toujours là, j’ai piqué une crise d’hystérie, il a fallu faire venir un médecin. Je me souviens qu’un jour, mon père m’a emmenée faire du shopping pour la rentrée des classes et je lui ai dit : “A quoi bon acheter des nouvelles fringues puisqu’on va tous mourir ?” J’ai choisi des études de philosophie et me suis passionnée pour la métaphysique pour tenter de répondre à ces questions, pour m’interroger sur ma présence sur terre, pour incorporer la science à cette réflexion. Il y a dix mois, j’ai traversé une période très difficile et j’ai rendu visite à Fleur, l’une des médiums les plus connues des Etats-Unis. Elle a confirmé pas mal de choses qui me taraudaient. Son assistante m’avait fait écrire, secrètement, des questions que j’aimerais poser à Fleur. La première était : “Suis-je faite pour ce monde ? Suis-je censée être ici-bas ?” J’aurais été trop gênée de poser cette question à qui que ce soit, mais d’un autre côté, je me sentais totalement déconnectée de ma musique, de mes pairs. Elle m’a tout de suite répondu : “Pourquoi cherches-tu à t’évader ? Plante tes pieds fermement dans la terre et dis-toi que tu es née ici et aujourd’hui pour une bonne raison. Cherche plutôt le confort dans la terre, le sable, l’eau…” C’est là que j’ai commencé à me reconnecter avec les fondamentaux de la planète, à marcher sur la plage, à nager dans le Pacifique. Elle savait beaucoup de choses sur moi, sur ma grand-mère, sur les bijoux qu’elle m’a légués, sur mon frère dont je m’occupe depuis trois ans, évoquant ses déboires, son passage en institut spécialisé… Ça m’a vraiment secouée car je n’en avais jamais parlé à personne. Ça m’a rassurée quant à la présence d’un au-delà.
Beaucoup de tes icônes sont des fantômes aussi : Elliott Smith, Jeff Buckley, Marilyn Monroe, Kurt Cobain…
Les gens que j’admire semblent destinés à mourir jeunes… Heureusement, Leonard Cohen prouve le contraire. Je n’aime pas le romantisme autour de ces morts prématurées. Les artistes sont plus utiles vivants que morts.
Tu cites Lou Reed dans Brooklyn Baby…
Je rêvais de partager le chant avec lui, je pensais que les paroles pouvaient l’amuser (“My boyfriend’s in the band / He plays guitar and I sing Lou Reed”). Le jour où j’ai atterri à New York pour lui faire écouter la chanson, il était mort.
Tu peux expliquer les paroles de Fucked My Way up to the Top (“J’ai baisé pour en arriver là”) ?
Voilà déjà une chanson qui ne passera pas à la radio… C’est parti d’une pièce orchestrale de deux minutes que m’a envoyée Dan Heath (jeune auteur de BO pour Hollywood – ndlr), ça m’a inspirée et je me suis mise à chanter ces mots dessus… Quand c’est devenu plus sérieux, je l’ai appelé pour lui dire que j’adorais sa mélodie, qu’elle était devenue une chanson et que j’espérais qu’il me pardonnait pour les paroles (rires)… De manière générale, le côté orchestral est moins présent que sur Born to Die, il n’y a des cordes que sur quelques chansons – et encore, synthétiques. J’ai même envisagé de m’en passer complètement… Tout le monde m’a demandé pourquoi je tenais tant à terminer Ultraviolence par une reprise de Nina Simone, The Other Woman. Parce qu’elle dit tout, parce que j’adore le jazz, parce que c’est peut-être même une porte ouverte vers ce que sera le prochain album. J’aurais pu signer ces paroles… J’ai écouté des milliers de fois une autre reprise de Nina Simone – Lilac Wine, par Jeff Buckley (elle chante)… Ça me rappelle mon apprentissage de la vie à New York.
Album Ultraviolence (Polydor/Universal)
Concert le 24 août au festival Rock en Seine
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