Son nouvel album est une étonnante réussite qui nous réconcilie avec Morrissey. Grâce à l’ingénieur du son français qui a travaillé sur « World Peace Is None of Your Business », on regarde pour la première fois par le trou de la serrure l’excentrique Anglais en studio. Et c’est pas triste !
Sur la pochette de son dixième album, Morrissey semble en grande conversation avec un chien. L’air un peu désolé, le chanteur est probablement en train d’expliquer à la pauvre bête qu’elle devra s’astreindre pendant sept longues semaines à un régime strict de croquettes végétariennes. Ceci n’est pas une blague. Le chien – une chienne en l’occurrence, baptisée Paula – appartient à Maxime Le Guil, jeune ingénieur du son français qui tenait la console pour l’enregistrement de World Peace Is None of Your Business.
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Lui-même, comme toute l’équipe, a dû contractuellement s’engager à manger veggie et à ne recevoir personne de l’extérieur pendant près de deux mois. A l’exception, donc, de son chien. Habituel partenaire de jeu du réalisateur Clément Ducol – ils ont notamment imaginé ensemble le dispositif de pianos du dernier Vincent Delerm, travaillé pour Camille et sur le prochain Christophe –, Maxime s’est retrouvé dans cette aventure rocambolesque par l’intermédiaire de Joe Chiccarelli, le producteur de l’album, rencontré il y a quelques années lorsqu’il était stagiaire au studio Electric Lady de New York.
“Morrissey voulait enregistrer en France. Les musiciens de son groupe sont proches de ceux de Nick Cave, dont le dernier album a été fait au studio La Fabrique, près d’Avignon. C’est eux qui ont conseillé l’endroit et comme j’étais le seul ingénieur du son français que Joe connaissait, il m’a appelé pour me proposer le job.”
Des méthodes de travail jamais rencontrées
Maxime, c’est un détail qui compte, est également le fils des tenanciers du lieu. Plus qu’un simple pousse-boutons, il a joué un rôle central dans l’élaboration d’un disque, le premier de son auteur depuis 2009, qui est déjà salué à juste titre comme l’un des meilleurs Morrissey en solo. Enthousiaste et avenant, il s’est très vite acclimaté aux conditions particulières imposées par la diva britannique, devant faire face à des méthodes de travail jamais rencontrées jusqu’ici. Bien en amont de l’album, c’est lui qui fut notamment chargé de récolter auprès des musiciens de Morrissey les demos instrumentales des futures chansons avant d’en faire le tri et de les envoyer au chanteur pour qu’il puisse y greffer des mélodies et des textes. Au premier jour du studio, personne n’était ainsi au courant de la direction de l’album, ni des morceaux retenus et encore moins de la façon dont Morrissey se les était appropriés.
A huis clos, dans l’atmosphère monacale de La Fabrique, cette somptueuse bâtisse du XIXe siècle dont le studio possède la particularité d’abriter une prodigieuse collection de 200 000 vinyles, Morrissey aura usé parfois, avec un élégant sadisme, de la patience de ses serviteurs. L’auteur rageur de The Queen Is Dead se comporte pourtant tel un roi avec sa cour. Et même s’il ne s’agit en rien d’une surprise, rares sont ceux qui acceptèrent jusqu’ici d’en détailler l’exubérance. Disséminée partout dans le studio, sur le piano ou les étagères, la même pochette de Morrissey torse nu donne par exemple un aperçu du narcissisme du visiteur.
Outre ses musiciens, Morrissey a débarqué flanqué d’un manager et d’un personal assistant qui fait office à la fois de garde du corps, de majordome, de confident et surtout… de coiffeur. Ainsi, tous les matins ou presque, selon un rituel immuable, tous les musiciens devaient se faire couper les cheveux en même temps que Morrissey lui-même. Mesure d’hygiène ou simple lubie excentrique ? Maxime Le Guil, lui, aura réussi à sauver quelques poils :
“Il se trouve que je porte une barbe, et, dès le départ, son manager m’a dit que ça risquait de poser problème car Morrissey n’aime pas les barbus. Comme il a bien aimé en revanche ma façon de travailler, je n’ai eu qu’à la raccourcir un peu !”
« Privilégier l’émotion”
La confiance accordée à l’ingénieur n’est pourtant pas venue en un jour. Pendant trois semaines, Morrissey ne lui adressera la parole que pour le strict minimum technique (“play”, “rewind”), avant de relâcher un peu cette pression psychologique jusqu’à profiter des temps de pause pour engager des conversations autour de sujets aussi éloignés de l’album que les vaccinations de Paula ou la vie d’une espèce de poissons qu’il affectionne particulièrement.
“Il parle assez peu, rarement pour ne rien dire, et c’est la même chose en studio. Il n’a aucune considération pour la technique, aucun avis sur une partie de guitare ou sur tel ou tel son. Il parle au contraire de ses morceaux avec beaucoup d’émotion, en utilisant des images qu’il faut parvenir à traduire de façon plus terre à terre. Parfois ce sont des images assez noires, il pouvait par exemple parler de coups de poignards et faisait en fait allusion à des coups de cymbales. Ce serait faux de dire qu’il n’est pas investi, il cherche juste à se débarrasser le plus possible des contingences techniques pour privilégier l’émotion.”
Morrissey aura ainsi surpris tout le monde en refusant, au moment prévu, de refaire toutes les parties de voix qu’il avait enregistrées au tout début des sessions pour servir de guide aux musiciens.
“Avec Joe, lorsqu’on lui a parlé de faire ses voix, il a fait mine de ne pas comprendre ce qu’on lui voulait. Pour lui, il avait tout donné la première fois, il n’avait plus rien à ajouter.”
Parfois, l’enregistrement menaçait de tourner au burlesque, quand le chanteur s’évanouissait dans la nature sans prévenir pour réapparaître le lendemain sans la moindre explication :
“Il avait demandé qu’on installe un rideau noir autour du micro pour qu’on ne le voie pas chanter. Un jour, il est parti derrière le rideau et lorsque j’ai ouvert le micro, je n’entendais rien. Je suis allé voir, un peu inquiet, il avait disparu, et on ne l’a revu que deux jours plus tard.”
Cette fois-là, même son majordome coupeur de tifs ne fut pas averti de l’escapade.
Une réputation à soigner
Outre un ulcère à l’estomac et des problèmes pulmonaires qui l’ont conduit à annuler des dates de ses dernières tournées, Morrissey a une réputation à soigner. Lorsqu’il est en studio, le rideau noir disposé autour de son auguste personne existe aussi, métaphoriquement, dans son rapport aux autres.
“Généralement, on écoutait un titre en chantier tous ensemble, puis Moz demandait un band meeting et c’est un membre du groupe qui venait ensuite comme un messager pour dire qu’il n’avait pas aimé tel truc dans tel refrain. Cette distance compliquait un peu les choses. D’autant que les musiciens, eux, n’ont pas voix au chapitre, ils sont totalement dévoués à Morrissey depuis des années.”
Le premier d’entre ces dévots, le guitariste Boz Boorer, l’accompagne depuis plus de vingt ans. Il est le seul à avoir survécu au premier triangle des Bermudes de la carrière du chanteur, entre 1997 et 2004, quand Morrissey se retrouva pour la première fois sans contrat au sortir de Maladjusted. Il est toujours là après le deuxième trou d’air de cinq ans qui sépare Years of Refusal du nouvel album, contraint d’obéir aux caprices et de suivre les divagations souvent incompréhensibles de son leader, en bon soutier docile. Le second guitariste Jesse Tobias ou les deux frangins Solomon et Matt Walker, respectivement bassiste et batteur, sont là depuis moins longtemps.
Dernier arrivé, le claviériste Gustavo Manzur est sans doute celui qui aura gagné le plus de galons avec le nouvel album, notamment en apportant la touche “française” à travers un accordéon (The Bullfighter Dies) mais aussi des guitares flamenco que Morrissey associe sans doute à la louche à cette France de carte postale dont il voulait s’agréger les parfums. Il avait même en tête de chanter en duo sur un titre avec Charles Aznavour, mais le management du chanteur nonagénaire a prétendu qu’Aznav interprétait exclusivement ses propres chansons.
Plus fâcheux, il était question aussi de proposer à Jean-Claude Vannier d’arranger certaines parties de cordes, Morrissey vouant apparemment un culte à Melody Nelson de Gainsbourg, mais le budget insuffisant aura contraint à revoir ces culminations orchestrales à la baisse. Car si on mange des graines et des légumes avec Morrissey, une enveloppe confortable est réservée à la bibine. Laissant ses musiciens s’assommer à la bière, Morrissey tournait quant à lui au champagne et pestait auprès des propriétaires du studio de ne pouvoir se procurer du bloody mary déjà préparé comme c’est le cas dans ses habituels bivouacs.
Autre Français invité à jouer sur l’album, le multi- instrumentiste Christophe Minck nous confirmera cette propension du Moz à la picole haut de gamme. Minck a été contacté pour des parties de harpes sur trois titres (harpiste classique de formation, il a emprunté ensuite des chemins plus accidentés vers les musiques expérimentales et le jazz, notamment au sein des Recyclers) et il découvrira, un peu effaré, ce que Morrissey attendait de l’instrument.
“Au départ, on m’avait dit qu’il souhaitait un son un peu distordu, avec de la saturation, donc j’avais apporté des pédales d’effets. Mais quand j’ai commencé à jouer, je me suis rendu compte qu’il voulait aller beaucoup plus loin que ça. J’ai cité Le Marteau sans maître de Boulez en exemple et il a accroché à l’idée, m’apportant des fourchettes, des couteaux et des bouts de bois pour martyriser les cordes.”
Si la harpe se laisse entendre à nu sur le très beau Earth Is the Loneliest Planet, ailleurs elle termine défigurée dans un fracas qui tranche avec les habituelles productions ronronnantes et sans risque des derniers albums, surtout destinés à servir de supports à de lucratives tournées américaines et sud-américaines. Mais c’est paradoxalement après un passage par le rayon librairie, lorsque son Autobiography acrimonieuse et si frustrante devint un best-seller outre-Manche, que celui qui était montré auparavant en paria de l’industrie musicale s’est vu de nouveau proposer un deal conforme à ses exigences. Lui qui avait passé plus de temps à rééditer ses vieux albums – souvent avec des pochettes et un tracklisting révisés – qu’à envisager de leur donner une suite se projetait enfin en avant, et le résultat éblouit au-delà des espérances. World Peace Is None of Your Business rivalise ainsi avec le tout juste réédité Vauxhall and I, considéré par tous comme le sommet morrisseyen de l’après-Smiths.
Des mélodies aériennes, souveraines et palpitantes
S’il semble encore une fois utiliser sa vésicule biliaire comme encrier – qui d’autre oserait faire cohabiter dans la même phrase “T-Bone steak” et “cancer de la prostate” ? –, certains textes déchirants comme Istanbul, Staircase at the University ou Oboe Concerto atténuent le cynisme un peu fielleux dont il nourrit ses combats animaliers et sa misanthropie fatigante.
Mais c’est surtout grâce à ses mélodies qui enfin redeviennent aériennes, souveraines et palpitantes, portées par des arrangements qui les enveloppent souvent avec distinction, que Morrissey retrouve sa couronne de crooner et l’impériale prestance de ses années sveltes. La paix dans le monde n’est pas son affaire, le studio pas tout à fait non plus, en revanche nous briser le cœur en deux et jouer de la harpe avec nos cordes sensibles est encore une préoccupation qui semble lui importer. Malgré tout le reste, on ne lui en demande pas davantage.
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