Il y a dix ans , Joyce Carol Oates inventait autour du mythe Marilyn un genre nouveau : la bio-fiction. Son magistral Blonde est réédité.
Marilyn est morte, vive Marilyn. A peine le visage fut-il recouvert d’un linceul qu’une nuée d’ersatz blonds entrèrent dans la lumière. Début de l’histoire. Depuis près d’un demi-siècle, au cinéma, dans les livres, les projections de la star courent partout : comme un corps taillé pour le rêve, les commérages, les légendes populaires.
Ainsi que l’avait génialement préfiguré Andy Warhol avec sa série, la star se devait d’être duplicable à l’infini, plurielle. Avant sa mort, comme le plus fabuleux produit jamais engendré par Hollywood. Après, comme une image ressassée de manière obsessionnelle par notre mémoire collective. Au point d’être à l’origine d’un genre romanesque.
En page de garde de Blonde, paru en 2000 et inspiré de la vie de la star, on tombe, quelque peu ému, sur cette avertissement d’un autre temps :
“Blonde est une oeuvre de fiction. Si la plupart des personnages de ce livre présentent quelques ressemblances avec les proches et les contemporains de Marilyn, leur description et les événements rapportés sont entièrement le fruit de l’imagination de l’auteur.”
Et au cas où cela ne serait pas encore tout à fait clair, la préfacière Justine Lévy (dont on se demande si la projection de névroses personnelles sur le texte d’Oates était bien nécessaire à sa réédition) de surenchérir :
“Blonde n’est pas une biographie de Marilyn Monroe.”
Message reçu. Que cherche donc à faire Joyce Carol Oates, cette grande prêtresse des lettres américaines ?
Blonde inaugure tout simplement une veine romanesque aujourd’hui fermement exploitée : la bio romancée, ou bio-fiction. A savoir, ici, saisir par le filtre du fantasme une Marilyn que la bio traditionnelle, férue de faits réels, a échoué à raconter. Et comment ? En entrant dans ce corps de diva, dans sa tête, ses cheveux ; en se faufilant par tous les pores de “cette poupée blonde aux cheveux d’or”, afin d’en magnétiser les songes, les joies et les craintes enfantines.
De ses cinq parties (“L’Enfant”, “La Jeune Fille”, “La Femme”, “Marilyn”, “La Vie après la mort”), Blonde va poser les actes d’une tragédie américaine mettant en scène une quasi orpheline née en 1926, devenue pin-up des calendriers, puis actrice de seconde zone, pour rayonner en star des studios à partir de 1953.
Ce qu’Oates interroge, c’est bien sûr le pouvoir de métamorphose de l’actrice : comment “une fille moyenne”, “mis à part quelque chose de tendu, de nerveux, d’excitable et d’incandescent sur son visage”, devient sex-symbole adulé ; comment d’enfant bégayante et épouse modèle, on s’invente corps-objet, ange, garce, folle platine, bombe sexuelle et somnambule ; comment, de Norma Jean Baker, on devient Marilyn.
De cette mue, Hollywood est tenu pour grand responsable : inventeur de Marilyn (de sa blondeur, de son nom – oeuvre d’une brochette de producteurs tétant leur cigare cucubain –, de son cul mille fois mis en scène) mais, plus en amont aussi, de l’enfant Norma Jean, pour qui les studios sont à la fois un objet de fascination et le poison (chimique) en train de tuer sa mère monteuse.
Au cours des mille pages que dure cette épopée intime et hallucinante, Hollywood incarne cette machine à rêves éminemment toxique, qui déifie un corps tout en le déréglant. Jusqu’à en faire la star titubante des dernières années, génialement racontées par Michel Schneider dans Marilyn dernières séances.
Conséquence dysfonctionnelle de “cette vie privée qui s’est transformée en produit”, l’icône blonde est le fruit d’une rencontre, comme l’a écrit plus tard Arthur Miller, entre “une pathologie individuelle et l’appétit insatiable d’une culture de consommation capitaliste”. Le dérèglement à l’oeuvre dans Blonde tient au mouvement de ce corps si “consommable” qu’il a besoin pour assurer sa survie de se nourrir des corps des autres, ceux de ses amants essentiellement. Un corps, par-dessus tout, qui se constitue à travers le discours d’autrui – de même que “Jésus dans les Evangiles n’est vu, discuté et attesté que par les autres”.
Au fil du roman, les prises de parole sont multiples, prohibant la voix d’un narrateur unique. Blonde enchevêtre les points de vue et leurs contextes – voice of God, lettres de Marilyn, témoignages –, qui ont pour effet une distorsion du mythe dans son inextinguible multiplicité. Oates ne décode pas Marilyn, ni ne la sauve, ni ne la ressuscite : elle écrit au contraire le roman de son impossible présence – de sa disparition.
Dans cette grande élégie hollywoodienne que la romancière rédige en Technicolor, plane un corps devenu allégorique à force d’être représenté, une figure déshumanisée pour avoir passé trop de temps dans “le monde vu par la caméra”.
“L’Actrice blonde”, “L’Ex- Sportif » (Joe DiMaggio) et “Le Mari Dramaturge” (Miller) irradient comme des carcasses de dieux, écorchés par cette prose cannibale qu’est celle de l’écrivain. Au bout de sa plume, qui a filé un songe de presque mille pages, Oates tient la seule preuve d’existence de la star : ce titre au “blond” dérisoire – auréole, postiche, ou scalpel ?
Blonde (Stock), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, 980 pages, 26€