Johnny Depp serait une image qui disparaît, une sensation, une théorie. Un essai déroutant du Canadien Murray Pomerance.
Parmi la flopée de livres sur les acteurs et actrices du cinéma, français ou hollywoodiens, qui se contentent souvent de dérouler la bio psychologisée d’une star, l’essai concocté sur l’acteur Johnny Depp par le Canadien Murray Pomerance fait figure d’ovni.
Théoricien du cinéma et enseignant à l’université de Toronto, l’auteur prend d’ailleurs la peine de dire tout ce que son livre ne sera pas : ni une histoire de la vie de Johnny Depp, ni le récit de ses films du début à la fin, ni une approche psychologique “puisque je n’ai pas rencontré Depp”, ni même une enquête qui chercherait à savoir “qui Johnny Depp est vraiment, réellement, effectivement, sincèrement, fondamentalement, profondément, originalement et personnellement”.
Que nous fait cet acteur quand on le voit à l’écran ?
Autre écart de méthode : omettant souvent de rapporter telle ou telle scène de film à l’art du réalisateur, Pomerance favorise une poétique de l’acteur et attribue tout à sa star fétiche, devenue en somme auteur d’elle-même. Il se pose enfin une vraie question de cinéma, et de spectateur : que nous fait cet acteur quand on le voit à l’écran ? Que se passe-t-il quand nous le regardons ? Quelle est cette sensation nommée Johnny Depp ?
Dans un mélange de cinéphilie, forcément agaçante, et de théorie, l’auteur avance sa thèse : “Johnny Depp est la première star de cinéma à être devenue une illusion véritable.” Celle qu’on ne peut pas posséder, à peine capter, tant elle nous échappe sans cesse. Entité flottante à l’écran, énigme impalpable dans la vie, “Depp n’a jamais présenté au public une personnalité uniforme.”
Certes, les stars ont toujours été de pures illusions, fabriquées par l’industrie du cinéma. Reste que “presque toutes les stars de l’âge d’or hollywoodien étaient plus ou moins enfermées dans une persona uniforme”, obligées de rejouer les mêmes rôles à l’infini, à moins d’être virées du studio. La filmographie de Johnny Depp est a contrario très différente, et sa persona imprévisible et changeante : hypernaïf Edward aux mains d’argent, frénétique dans Las Vegas Parano, spectral dans Dead Man, maître hystérique dans Charlie et la Chocolaterie, adolescent confus dans Arizona Dream, etc.
L’acteur échappe à la continuité
Par différence encore, Pomerance remarque que des acteurs déjà très protéiformes comme De Niro ou Dustin Hoffmann ont une certaine continuité : car sous leurs nombreux masques, on retrouve l’Actors Studio, la performance de la star, tel Dustin Hoffmann imitant parfaitement l’autiste dans Rain Man. Quand Johnny Depp, au contraire, disparaît derrière ses personnages. Ou les traverse sans s’y figer.
Voilà ce qu’il incarne à l’écran aux yeux de Murray Pomerance, voilà ce qu’il nous renvoie : la disparition du sujet unitaire et intègre, l’avénement d’une personnalité fragmentaire, morcelée, inconsistante, disparaissante, ineffable, inconnaissable : “il est un fantôme”. La figure de star à la fois la plus proche et la plus éloignée de nos vies discontinues, de nos existences plus que jamais changeantes.
Ici commence Johnny Depp (Editions Capricci), 377 pages, 20€