On craignait que la gloire planétaire ne paralyse Patrick Modiano. Il n’en est rien. Le Nobel de littérature 2014 livre à la fois un roman et une pièce de théâtre. Il évoque leur gestation, ainsi que toutes les ombres qui hantent son œuvre.
Ironie du calendrier, on a rendez-vous avec Patrick Modiano le jour même où le prix Nobel de littérature est décerné. Depuis qu’il a reçu le sien, en octobre 2014, il n’avait non seulement rien publié, mais il se faisait aussi de plus en plus rare, refusant toutes les interviews. On en était à craindre que le prestige écrasant de ce prix le change, voire rende un retour à l’écriture difficile.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
Excellente nouvelle de l’automne : Modiano est de retour, avec non pas un livre, mais deux. Et reste fidèle à ses obsessions dans un roman plus hanté que jamais, Souvenirs dormants – la dérive d’un jeune homme dans le Paris des sixties, autour de ses rencontres avec des femmes mystérieuses, qui apparaissent aussi abruptement qu’elles disparaissent, ne laissant de traces que dans les rues de Paris et la mémoire de l’auteur. Mais n’est-ce pas devenu, chez Modiano, la même chose, les rues de la capitale devenant la métaphore de sa mémoire, réseau labyrinthique de souvenirs ?
Dans Nos débuts dans la vie, une pièce de théâtre inspirée par La Mouette de Tchekhov, on croit reconnaître l’auteur sous les traits de Jean, jeune homme menacé par sa mère, vieille actrice de boulevard, et son beau-père ; de peur que ce dernier ne le lui vole pour le détruire, il se balade avec son premier manuscrit menotté à son poignet.
Jamais Modiano n’aura aussi étrangement mélangé souvenirs, faits autobiographiques réels, et fiction, pour nous entraîner dans un de ses rêves (ou cauchemars) récurrents, en articulant sa prose énigmatique autour d’un trauma, d’un secret.
Né en 1945, Modiano a écrit dans son autobiographie, Un pedigree (2005) : “Les périodes de haute turbulence provoquent souvent des rencontres hasardeuses, si bien que je ne me suis jamais senti un fils légitime et encore moins un héritier.” Un père aux identités multiples ayant fait du marché noir et une mère actrice de théâtre, tous deux absents, produiront chez le jeune homme cette impression que le réel peut être un mensonge, que les mots en cachent d’autres.
Quand on le rencontre chez lui, dans son appartement du VIe arrondissement, Modiano s’interrompt souvent, ponctue ses réponses de “C’est compliqué à expliquer…”, “Comment dire ?”, “C’est difficile…”, et affichera tout au long de l’entretien une humilité et un doute rares, surprenants chez un aussi grand écrivain.
Le Nobel de littérature vient d’être décerné aujourd’hui même à Kazuo Ishiguro. Qu’en pensez-vous ?
Patrick Modiano — Ah, c’était aujourd’hui ? Je ne savais pas, je pensais que ce serait la semaine prochaine. Ah oui, je sais pourquoi c’est aujourd’hui : ils veulent toujours le donner un jeudi. D’Ishiguro, je n’ai lu que Les Vestiges du jour. Ce qui m’a toujours intéressé, c’est qu’il est un cas particulier : il est japonais, mais il est arrivé en Angleterre très jeune, et il écrit des livres très anglais.
Le prix Nobel a-t-il changé quelque chose pour vous ?
Ça ne change rien vis-à-vis de l’écriture, malheureusement. Les problèmes se posent toujours comme avant, on se demande toujours si on va continuer. Mais le changement étrange, c’est qu’on voit soudain comment on est perçu ailleurs, on est confronté à la façon dont on est perçu dans les autres pays, surtout dans les pays anglo-saxons. Le problème, c’est qu’on ne sait pas très bien qui on est, donc ceux qui peuvent vous lire, c’est comme s’ils vous donnaient des renseignements sur qui vous êtes, et c’est toujours étrange. J’ai commencé à écrire il y a très longtemps, et c’était encore une période où c’était plus facile d’intéresser un éditeur anglo-saxon, car les maisons d’édition étaient assez anciennes, surtout aux USA, et dirigées par des émigrés d’Europe, qui avaient fui le nazisme dans les années 1930. Aujourd’hui, elles appartiennent à des grands groupes.
Comment vos deux livres s’articulent-ils ensemble ?
C’était une période difficile pour moi, alors j’ai écrit la pièce en premier pour me donner l’impulsion de me remettre à l’écriture. Comme un briquet qu’on essaie d’allumer. Le théâtre, c’est totalement différent, il y a un côté plus spontané, comme une décharge électrique pour vous permettre de passer à la prose. Mais j’aurais peut-être dû me concentrer sur un seul livre, ça aurait été mieux…
J’ai eu l’impression que la pièce était la suite du roman, que c’est le même jeune homme qui, après son errance dans Paris (Souvenirs dormants), vainc ses démons, se met à écrire et trouve une compagne (Nos débuts dans la vie).
Oui, d’ailleurs, la pièce aurait pu figurer dans Souvenirs dormants, ça aurait pu en être un chapitre. Car, finalement, c’est le même personnage.
Encore plus que dans vos livres précédents, vous brouillez les repères entre autobiographie et roman, réel et fiction.
Sans m’en apercevoir, j’éprouve une sorte d’amnésie. Dans Souvenirs dormants, il y a au moins trois femmes, mélanges d’imaginaire et de souvenirs, qui apparaissent dans mes précédents livres. Ce sont des choses qui reviennent comme dans des eaux dormantes, comme des nénuphars qui remontent à la surface. Par exemple, une certaine Geneviève Dalame : elle apparaît déjà dans un roman (Accident nocturne – ndlr) mais d’une manière totalement différente. Mireille Ourousov apparaît dans un autre livre aussi (Un pedigree – ndlr), Madeleine Perreau dans Des inconnues mais elle n’a pas le même prénom.
On retrouve les mêmes sous d’autres formes, qui reviennent sans que vous le vouliez, comme dans un état de semi-conscience. C’est comme un phénomène chimique. En écrivant, j’ai une vague conscience que je les ai déjà utilisées, mais je ne me souviens plus comment elles apparaissaient dans les autres livres et je ne voulais pas les relire. C’est plutôt des choses qui apparaissaient dans un état de demi-sommeil, voilà pourquoi j’ai intitulé le roman Souvenirs dormants. C’est vraiment comme si elles avaient une vie végétative, végétale, comme si elles mutaient d’un livre à l’autre.
Ce sont des fantômes ?
Les êtres que vous avez vus dans la réalité… en écrivant il y a une chimie qui se fait avec le souvenir, ils finissent par devenir des fantômes, la mémoire les change, comme les miroirs déformants des fêtes foraines. Ecrire aide à s’en délivrer en les transformant en êtres fantomatiques.
Le roman a la texture d’un rêve…
On est prisonniers de certains détails de sa vie. Vous les isolez et les amalgamez avec d’autres choses, et les faits ne correspondent pas tout à fait à ce qui s’est passé. Avec le temps, le souvenir déforme tout, et si l’on ajoute à ça l’imagination, ça forme un cocktail bizarre. Il y a des choses que vous avez vécues et que vous revoyez en rêve, mais elles sont comme déplacées. En rêve, les lieux que vous avez connus ne coïncident pas tout à fait. Les Souvenirs dormants, ce sont en effet les souvenirs déformés par le rêve.
En vous décernant le Nobel, l’Académie suédoise a dit que c’était parce que vous faisiez un travail de mémoire, sur ce qui s’est passé en France et à Paris. Mais n’est-ce pas plutôt Paris qui est devenu votre mémoire, le labyrinthe de vos souvenirs ?
Oui, c’est en effet l’inverse, je ne fais pas œuvre d’historien ou d’archéologue.
Vous répétez les noms entiers de vos personnages féminins. Sauf celui de la jeune fille qui tue un homme. Le nom manque. Pourquoi ?
Les noms entiers, ce sont comme des fiches d’identité. J’ai toujours l’espoir que quelqu’un m’appellera pour me dire ce que ces gens sont devenus. Quant à cette jeune fille, elle apparaît elle aussi dans un livre d’il y a trente-cinq ans. Il s’agit toujours de plusieurs choses qui se cristallisent dans ma tête, des choses que j’ai ressenties, des incidents.
Quand j’avais 8 ou 9 ans et que j’ai commencé à lire les journaux, une image m’avait beaucoup impressionné : le visage d’une femme qui était jugée en cour d’assises, un fait divers. Son visage m’avait tellement frappé que, plus tard, quand je l’ai croisée rue du Dragon, je l’ai tout de suite reconnue. Elle portait une valise et je me suis présenté devant elle pour lui proposer de l’aider. Il y a eu une période, à l’âge de 19, 20 ans, où j’avais un peu peur d’être entraîné dans des histoires bizarres. Tout ça s’est mélangé. C’est comme si on se laissait flotter – même si ce n’est pas du tout l’écriture automatique des surréalistes – parmi tout ce qu’on a vu et ressenti…
Cet état de flottement est immédiat quand vous vous mettez à écrire ?
Oui, tout de suite, c’est comme si j’étais de l’autre côté du miroir.
Dans Nos débuts dans la vie, votre pièce de théâtre, le beau-père de Jean lui conseille d’ajouter des métaphores dans son roman. C’est ironique et très drôle. Comment écrivez-vous ?
Je veux que mon lecteur ressente ce que je ressens. Quelquefois, j’ai peur de ne pas y arriver. J’essaie de faire en sorte que celui qui a fini de lire le livre ait l’impression de se réveiller. C’est pourquoi, dans mon livre, il y a morcellement et impression de discontinuité. Maintenant que je vous parle, je me dis que ce n’était peut-être pas la bonne méthode…
Dans ces deux livres, l’écriture est très serrée. Vous coupez beaucoup ?
Ce sont plutôt des coupes presque chirurgicales. Les plus grosses font peut-être trois lignes. C’est d’une manière instinctive, ce n’est même pas une technique, juste pour essayer de retrouver cet état hypnotique. Si on ne supprime pas des choses, le lecteur a trop d’informations, il est accaparé. Il faut qu’il y ait des espèces de vides pour qu’il puisse se reposer ; imaginer lui-même, comme on a imaginé soi. On est obligé de couper, de déséquilibrer.
Pourquoi avoir situé votre pièce dans un théâtre ?
Le théâtre m’a frappé très jeune. Dès mon enfance, je passais du temps dans les loges (la mère de l’écrivain était actrice – ndlr). Si j’écrivais une pièce, je ne pouvais la faire que sur le théâtre, comme un jeu de miroirs. Le théâtre, c’est quelque chose de tellement bizarre, différent de tout.
Et pourquoi vous être inspiré de La Mouette de Tchekhov ?
Quand j’étais très jeune, en lisant La Mouette, j’avais l’impression que je vivais une version un peu miteuse de cette pièce. Le jeune homme avait sa mère actrice, comme moi – mais une actrice connue –, et il y avait le personnage de l’écrivain, et la jeune fille qui veut aussi faire du théâtre. Très tôt, j’ai vu des similitudes. Depuis longtemps je pensais à écrire un contrechamp de cette pièce.
Comment avez-vous évolué depuis votre premier roman, La Place de l’Etoile (1968) ?
Il y a eu plusieurs stades. Au début, c’était très pénible car j’étais complètement bloqué. J’avais l’impression de faire un effort horrible en écrivant les phrases les unes après les autres, j’étais dans une crispation. C’est après que j’ai compris. Car on essaie de comprendre en essayant d’avoir des trucs techniques. Je me suis rendu compte, en regardant les corrections que je devais faire pour mes deuxième et troisième livres, que d’un bout à l’autre tout était d’un seul bloc, sans aération, sans chapitre.
Je n’arrivais pas à faire des blancs, le tout donnait l’impression d’une asphyxie. Je mettais une année pour écrire cent pages. J’étais comme quelqu’un qui doit soulever des poids énormes mais n’en a pas la technique. Un jour, un déménageur m’a expliqué que les choses les plus lourdes, pour les porter sans se faire mal, il faut prendre une certaine position. J’ai appris.
Commencer très jeune à écrire des romans, c’est antinomique avec sa jeunesse. C’est un travail de longue haleine, alors que la jeunesse a un côté impulsif. C’est pour ça que les auteurs qui ont explosé dans leur jeunesse ne pouvaient être, souvent, que des poètes, comme Rimbaud. C’est bref, ça va vite. Le roman, c’est un effort physique qui ne correspond pas à la jeunesse. Plus tard, j’ai dû faire des travaux alimentaires, écrire des textes plus courts, c’est peut-être ça qui m’a un peu décrispé.
En tant que lecteur, qu’attendez-vous d’un roman ?
Qu’on ne me raconte pas juste une histoire. Il faut qu’il y ait une vibration, un prisme. Je ne me sens bien que dans des formes de rêverie.
Dans vos livres, c’est comme si le temps s’était arrêté. On vous perçoit souvent comme obsédé par les années 1940 ou 1960.
Oui, ce sont comme des mauvais rêves qui reviennent, les épisodes bizarres ou pénibles qui reviennent dans vos rêves récurrents, mais ce n’est pas pour ça que je vis dans le passé.
Alors que pensez-vous d’Emmanuel Macron ?
Heu… Je n’arrive pas très bien à dire. Et vous ?
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}