On réédite la discographie toujours aussi touffue, mystérieuse, cinglée et libre de Frank Zappa. Vingt ans après sa mort, y voit-on plus clair ? Heureusement, non.
In France est probablement l’une des chansons les plus xénophobes jamais enregistrées. Extrait : « Là-bas en France, ils ont des maladies inconnues ailleurs/Ils pratiquent une mystérieuse fellation qui vous rend la zézette toute verte… » On se dit qu’à ce tarif, le mérite de ce délicat propos revient forcément à un groupe de crânes rasés à la débilité congénitale. En fait, pas du tout. Cette pique antigauloise est signée par l’un des plus grands et des plus chevelus génies du rock : Frank Zappa.
Les intimes du musicien américain qui auraient ignoré l’existence de ce texte, tiré du médiocre Them or Us de 1984, doivent penser qu’il n’y a pas là matière à scandale. Après tout, Zappa n’a-t-il pas construit sa carrière sur un commentaire globalement misanthrope, n’épargnant au passage ni l’Angleterre (« cette misérable petite île ») ni surtout l’Amérique et son mode de vie ? Seulement voilà : dans les années 60 et 70, son sens de la satire légendaire, fortement maculé de scatologie et de sexisme, se rendait tolérable par l’intervention d’un don musical peu commun, une virtuosité de Frankenstein dadaïste en surchauffe combinant instinct du rock, ambitions avant-gardistes et liberté modale, l’une héritée de Stravinski, l’autre du free-jazz. En revanche, c’était déjà moins évident, et surtout bien moins drôle, dans les années 80, décennie où il accumule dérapages et mauvais disques.
Trois ans avant In France, il s’en prenait déjà dans Tinseltown Rebellion à la new-wave et au mouvement punk avec un étonnant sérieux. Un comble venant de l’ancien meneur des Mothers Of Invention, groupe qui au milieu des années 60 avait commis des brûlots iconoclastes tels que Freak out, Absolutely Free ou We’re Only in It for the Money d’une rare incandescence anarchiste. Alors, quelle mouche a bien pu piquer ce bon Zappa, icône libertaire parmi les plus vénérées, pour qu’à la fin de sa carrière il soit emporté par l’amertume avant de l’être par le cancer ?
La réponse tient peut-être dans cette déclaration datée de 1987, six ans avant sa mort : « Je dois considérer que toute ma vie aura été un monumental ratage, parce que je n’ai pas eu les outils ou les ressources pour accomplir ce que je voulais accomplir. » C’est du haut d’une pyramidale discographie comptant une soixantaine d’albums que le musicien tient ce propos qui a tout de l’aveu d’impuissance. Il le fait alors qu’il vient de clore l’une des séquences les plus audacieuses de sa carrière avec la parution de plusieurs albums classiques, dont l’un sous la direction de Pierre Boulez (The Perfect Stranger) et deux autres accompagnés par le London Symphony Orchestra (Volume 1 et 2).
Certes, cette aspiration à rejoindre la sphère de la musique « sérieuse » n’était en rien nouvelle chez lui. Elle constitue même le coeur d’un dilemme que Zappa ne saura, ou ne souhaitera, jamais résoudre. Ce qui l’en libère d’une certaine façon. Plus que l’absence d’outils ou de ressources, ce dilemme, né de l’opposition entre musique dite « sérieuse » et de divertissement, a nourri son sentiment d’échec. Mais inspiré aussi cette oeuvre vertigineuse, inclassable, protéiforme dont la réédition intégrale – qui s’achève début 2013, année du vingtième anniversaire de sa mort – permet d’apprécier la richesse et la complexité.
De son savoureux hommage au doo-wop (Cruising with Ruben & The Jets) aux expérimentations sonores de Weasels Ripped My Flesh, du jazz-rock étincelant de Hot Rats à l’exubérant funk burlesque de Roxy & Elsewhere, Zappa a prouvé que, loin du touche-à-tout zappant sans arrêt, il était surtout dévoué à la « zappaïfication » de tous les genres, à leur réduction en une totalité sur laquelle il a exercé son pouvoir.
Ainsi, armé d’un ego démesuré, d’une imagination musicale illimitée, d’un jeu de guitare pyrogène et d’un penchant tyrannique à diriger ses musiciens (ce qui nourrira bien des ressentiments et quelques procès), il aura été de loin l’artiste le plus totalitaire de son temps. Pas mal pour un anarchiste ! À la fin de sa vie, notre mégalo moustachu envisageait d’ailleurs le plus sérieusement du monde de se présenter à la présidence des États-Unis. Un an après sa mort, il aura droit finalement à ce qu’un astéroïde, quelque part entre Mars et Jupiter, porte son nom. Pas sûr qu’il s’en serait contenté.