On l’annonçait agonisant, perdu pour la musique : c’est pourtant un David Bowie tout en maîtrise qui enflamme ce début 2013, avec une prodigieuse exposition londonienne et un nouvel album digne et électrique. Critique.
Ne nous voilons pas la face, on s’était à contrecoeur rangé à l’idée que la prochaine couverture que ce journal consacrerait à David Bowie le serait à titre posthume et nécrologique. Rien, pendant toutes ces années où l’on aura guetté un signe, une preuve de vie, en provenance de sa retraite new-yorkaise, ne pouvait laisser croire à une issue aussi positive que la sortie d’un nouvel album. Si on reconnaît un grand maître à son art de maîtriser le temps, alors Bowie est venu confirmer qu’il était le plus grand des maîtres.
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Depuis dix ans et la parution de Reality, son précédent album studio, il avait ainsi presque totalement disparu de la vie publique et artistique, laissant grandir les rumeurs les plus funestes (maladie cardiaque aiguë, cancer) sans jamais prendre la peine d’apporter le moindre démenti, jouissant sans doute délicieusement du nouveau coup qu’il préparait en secret. Officiellement, selon des méthodes de distillation d’infos que lui envierait Hugo Chávez, on nous faisait juste savoir que le Thin White Duke allait bien, qu’il coulait des jours tranquilles à Manhattan en s’adonnant à la peinture et à l’éducation de sa petite fille d’une dizaine d’années. Et puis soudain, le big-bang ! Trompant même la vigilance d’internet, il est parvenu à prendre tout le monde par surprise en postant à l’aube du 8 janvier dernier, jour de son soixante-sixième anniversaire, un nouveau morceau au titre facétieux, Where Are We Now?, accompagné de l’annonce de The Next Day, son vingt-quatrième album à paraître deux mois plus tard.
Durant cette folle journée où Twitter faillit bien imploser d’allégresse, les informations relatives à ce come-back de l’enfer furent lâchées avec un certain génie de la mise en scène. Il y eut d’abord le clip dérangeant de l’artiste Tony Oursler, avec lequel il collabore depuis 1997, montrant le seul visage d’un Bowie apparemment en souffrance, monté sur une poupée de chiffon siamoise d’une femme silencieuse, accompagné d’images de Berlin tournées avant la chute du Mur et indiquant un possible retour sur les traces de la fameuse trilogie des années 70, Low, Heroes et Lodger. Une piste creusée encore un peu plus par la pochette de The Next Day – oeuvre du graphiste Jonathan Barnbrook –, et son détournement situationniste de l’image iconique de Heroes. On crut d’abord à un fake en provenance d’un petit malin hyper réactif, mais c’était bien la véritable pochette.
David Bowie n’était jamais allé aussi loin dans l’anthropophagie de son propre mythe qu’avec cette pochette pour le moins désarmante. Continuant dans le même registre, arrivèrent ensuite les premiers indices sur l’enregistrement, qui se déroula de mai à septembre l’an dernier, délivrés par Tony Visconti, producteur fidèle promu porte-parole d’une opération millimétrée qui remettait un prétendu mourant dans l’oeil du cyclone médiatique. Un autre single dévoilé fin février, The Stars (Are out Tonight), et un clip montrant cette fois Bowie en pied venaient compléter cet insoutenable puzzle marketing. Aucun des albums publiés par Bowie au cours des années 90/00 n’avait suscité une telle attente fébrile, et les premières écoutes organisées par la maison de disques mi-février renforçaient le caractère exceptionnel, voire irrationnel, de ce moment légèrement messianique.
Ce ramdam en valait-il la chandelle ? Oui et non. The Next Day, douchons d’emblée les ardeurs, n’est ni le nouveau Hunky Dory, ni l’équivalent de Station to Station ou Heroes, malgré sa référence appuyée à ce dernier, et à cette période où Bowie et Brian Eno inventèrent “le jour d’après” de la musique pop. En retravaillant avec Tony Visconti et sensiblement la même équipe de musiciens qu’il y a dix ans (les guitaristes Gerry Leonard et Earl Slick, le batteur Sterling Campbell, notamment), l’Anglais a opté pour la continuité, lui qui fut à sa grande époque le champion toutes catégories des ruptures, du transformisme, de l’immolation publique et des cendres phénixiènes.
On peut d’ailleurs s’étonner que Bowie, qui est apparu de manière subliminale ces dernières années sur les albums de TV On The Radio ou d’Arcade Fire, n’ait pas cherché enfin à se rapprocher des vraies cellules vivantes de la musique d’aujourd’hui au lieu de reprendre langue avec ses requins habituels. C’est la déception majeure de ce retour qui, autrement, ne manque pas de panache.
D’ailleurs, en dépit de ces réserves concernant le casting, The Next Day est loin d’être un album indigne. Alignant quatorze titres (et trois autres en bonus pour les éditions limitées), il n’est pas non plus nimbé de cette mélancolie crépusculaire que laissait supposer Where Are We Now?, ballade trompe-l’oeil que contredit The Next Day, la tonitruante chanson d’ouverture de l’album. Un riff et une rythmique limite glam, la voix de Bowie d’emblée au bord de la rupture, un refrain scandé et des guitares qui évoquent le Robert Fripp de Scary Monsters, le décor ainsi posé dévoile une envie furieuse de jouer avec les grandes architectures bowiesques.
L’ensemble, malgré une production assez proche de Heathen ou Reality, renvoie clairement au passé, par exemple à Kurt Weill que Dirty Boys semble chercher à accorder aux tumultes du nouveau siècle. The Stars (Are out Tonight), conquérant second single, laisse aux guitares d’Earl Slick le meilleur rôle alors que sur Love Is Lost, Bowie reprend vocalement le dessus dans un registre théâtral parasité malheureusement par une batterie enclume. Après Where Are We Now?, que l’on retrouve avec plaisir suite aux secousses parfois violentes du début de l’album, arrive Valentine’s Day. Une pop-song qui constitue sans doute le single le plus évident de l’album, évoquant le Morrissey des années 90, y compris dans la production un peu middle of the road, alors qu’au contraire If You Can See Me étouffe sous l’ambition de vouloir faire gigantesque, avec une rythmique affolée qui frise avec le prog et un parti pris vocal ingrat et âpre, aux limites de l’exultation nihiliste. I’d Rather Be High, avec son élan héroïque et son refrain en escalier, comme le subtil Boss of Me et sa ligne mélodique complexe, reconnectent encore l’album avec la période Heroes/Lodger/Scary Monsters. Dancing out in Space, quasi rockabilly dans sa structure, laisse encore une fois les guitares serpenter autour de la voix comme pour l’étouffer, alors que How Does the Grass Grow? accorde un peu plus d’espace à Bowie pour respirer, ce dont il ne se prive pas avec un refrain en forme de “ya-ya-ya” badins portés par un piano martial. C’est aussi le premier titre où l’on entend distinctement une guitare acoustique, parasitée toutefois par un solo électrique inutilement bavard. (You Will) Set the World on Fire et son riff hard-rock (Allumer le feu ?) ferait la joie des stades si Bowie finissait par se laisser convaincre de remonter sur scène.
En dehors de cette option, écartée par l’intéressé, on ignore la raison de la présence d’une telle verrue, quand parmi les titres bonus que sont So She ou I’ll Take You There, au moins un aurait mérité de figurer dans le tracklisting officiel. You Feel so Lonely You Could Die, une ballade au piano prise en écharpe par des choeurs grandioses semble indiquer la redescente en planeur vers le final étrange de Heat. Un morceau atmosphérique où Bowie chante comme le Scott Walker des années 80 mais qui part un peu en torche vers les récifs anxiogènes des BO de thrillers, avec l’arrivée de bouffées de cordes dissonantes qui constitue le seul moment expérimental de l’album.
On doit le confesser, ces impressions ne sont le résultat que d’une seule écoute, à fort volume, et non d’une auscultation minutieuse. On ne peut ainsi, à ce stade, confirmer la rumeur selon laquelle certains textes feraient clairement référence à d’autres étapes et personnages clés de la galaxie Bowie. Il faudra donc mieux l’apprivoiser, le laisser décanter un peu, pour déterminer si The Next Day est une étape réellement fondamentale dans la carrière de Bowie ou simplement la coda acceptable d’une trajectoire de toute façon exceptionnelle.
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