Un premier essai remarqué et des tournées atomiques ont permis à Suuns de conquérir les âmes. Les Canadiens explorent plus avant les territoires malsains de leur rock tendu sur un nouvel album passionnant.
Le premier contact avec Suuns s’est fait chez eux, sur une scène montréalaise, en 2010. Un contact en forme de monstrueux coup de pied dans les popotins rebondis. Un premier concert au son des mâchoires qui se décrochaient, d’admiration pour la tension tectonique et la rage rentrée de ces chansons nucléaires et traînantes, morbides et cathartiques, ou de douleur masochiste à chacun de leurs uppercuts soniques.
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Si le groupe déroulait alors si parfaitement sa grammaire et sa novlangue postapocalyptiques, c’est qu’il avait pris le temps de les inventer et de les apprendre : trois ans de boulot, dans l’ombre, pour se créer un monde tordu.
“Ces trois années nous ont permis de construire notre esthétique, de raffiner notre musique, de devenir bons sur scène, explique le chanteur et leader Ben Shemie. Quand il s’est agi d’enregistrer notre premier album, Zeroes QC, nous avions déjà un son et un univers bien définis. Nous utilisons l’électronique mais nous sommes un groupe rock : c’est ce que j’ai toujours voulu, jouer du rock, jouer fort. Je voulais un groupe qui joue dans l’obscurité, je voulais pouvoir être agressif, je voulais pouvoir occasionnellement faire danser les gens dans cette atmosphère sombre. Je voulais des choses simples, répétitives : suivre l’approche de la dance music en termes de composition, plonger des idées ou structures minimales dans des arrangements maximaux.”
Premier contact, et l’instinct nous hurlait aux tympans : Suuns est un grand groupe et Suuns ira loin. Loin, et longtemps : depuis 2010, le groupe n’a pas cessé de tourner. Au Canada, dans toute l’Europe, en salle, en festival, conquérant âme après âme, corps après corps, convainquant de leur grandeur tous ceux qui affrontaient leurs orages magnétiques, devenant peu à peu un groupe adoré, suivi, important. Important, certes, mais fauché.
“On a appris qu’on devait devenir de meilleurs businessmen. On a un peu fait n’importe quoi sur cette tournée, on ne connaissait rien à rien, on ne faisait pas des choix économiquement viables, on choisissait des dates pour rencontrer nos héros… On a bossé comme des tarés, on a aussi pris un plaisir énorme. Mais, au final, on n’a pas compris comment et pourquoi on avait pu perdre de l’argent après tant d’efforts et de dates. Il nous a fallu, dès la fin de la tournée, reprendre les jobs que nous avions mis entre parenthèses : on a fini à moitié ruinés. Le petit succès de la tournée et de Zeroes QC nous a aidés auprès du label, qui nous a supportés financièrement. Ça aide à planifier, mais ça ne règle pas tout : sortir d’une tournée, reprendre un boulot à plein temps et écrire un album la nuit n’est pas une chose facile.”
Tout ça pour ça, donc. Que faire ? Vendre son âme au diable, pourtant déjà actionnaire principal ? Enregistrer un deuxième album plus accessible ? Chercher à arrondir, maquiller, normaliser les embryons de tubes de Zeroes QC pour mieux les vendre à la masse ? C’est mal connaître Shemie, ses certitudes et son intransigeance frôlant parfois la présomption.
Suuns s’est ainsi remis au boulot sans délai, la rage au bide et l’énergie intacte, avec une idée fixe en tête : explorer plus profondément les aspects les moins immédiatement accessibles, donc les plus passionnants, de sa musique. “Images du futur est plus réfléchi : on a passé plus de temps dessus, on n’a rien laissé au hasard. Il est moins brut, moins punk que Zeroes QC, qui était peut-être un peu plus immédiat, plus facile. On a essayé de raffiner notre musique, d’être fidèles à notre esthétique, à ce que nous pensons être un bon disque, de bonnes chansons. Sans autre question.”
Images du futur est donc ce que l’on appelle un disque “courageux”. Powers of Ten, 2020, Minor Work, Edie’s Dream, Bambi, Mirror Mirror, la splendide Music Won’t Save You : des grands morceaux uniquement, mais aucune saillie évidente, pas de refrain taillé pour la FM, pas de tentative de hit. Des titres minimaux, infectés, malsains, chantés les dents serrées à s’en briser l’émail, et du nerf, du nerf, beaucoup de nerf. Des chansons pures dans leurs sales intentions, obsédantes par leur production pointilleuse, branlantes et psychotropes, contractées et resserrées, à écouter le corps crispé jusqu’à la crampe, à danser tétanisé dans les cercles de l’enfer. Des bombes à retardement qui n’explosent jamais véritablement et laissent ainsi, intacte à jamais, la puissance de la menace et du suspense prendre possession des esprits.
Concerts : le 7 mai à Metz, le 9 à Paris (Trabendo)
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