La police de sécurité du quotidien va-t-elle permettre à la police de renouer avec la société ? Le sociologue Fabien Jobard, qui a co-dirigé l’ouvrage collectif “Police : questions sensibles” (PUF), analyse pour nous cette nouvelle mesure.
Directeur de recherches au CNRS, affecté au Centre Marc Bloch à Berlin, Fabien Jobard est sociologue spécialiste de la police et des cultures pénales en France et en Allemagne. Dans Police : questions sensibles (PUF), ouvrage collectif qu’il a co-dirigé, il interroge les liens entre police, État et société civile. Pour Les Inrocks, il revient sur l’annonce du ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, le 8 février dernier, de la création d’une “police de sécurité du quotidien”, présentée comme un moyen de “sortir de l’opposition stérile entre police de proximité et police d’intervention”.
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Gérard Collomb a détaillé jeudi 8 février les différents aspects de la “police de sécurité du quotidien” (PSQ) : en quoi consistera-t-elle ? Est-ce une bonne nouvelle pour les policiers ?
Fabien Jobard – Pour les policiers, cette “nouvelle” consolide et prolonge des initiatives déjà engagées. Les villes et départements qui vont l’expérimenter reprennent des dispositifs introduits en 2012 sous l’appellation de “zones de sécurité prioritaire”. Par ailleurs, on poursuit le mouvement d’équipement (informatisation, véhicules, gilets pare-balles…) et on enraye, comme cela avait été fait depuis 2012, le dégonflement des effectifs engagé sous la présidence Sarkozy. Enfin, des personnels administratifs seront engagés de manière à assurer un peu plus de présence policière sur la voie publique et une meilleure réactivité aux appels Police-Secours.
“La PSQ vise à contrebalancer la mainmise de l’État central sur la police, et l’isolement social de cette institution”
Quelle différence faites-vous entre cette PSQ et la police de proximité mise en place par le gouvernement de Lionel Jospin en 1998, ou d’autres mesures de décentralisation comme les Zones de sécurité prioritaires ?
Tous ces mouvements s’inscrivent dans une même histoire : tenter de contrebalancer la mainmise de l’État central sur la police et l’isolement social de cette institution, en infusant une certaine logique territoriale (connaissance du terrain) et partenariale (missions discutées avec les élus et acteurs locaux). Le tout sans toucher à l’ADN de la police française, qui est la centralité.
Il faut bien se rendre compte que le projet actuel redécouvre par bien des aspects ce que des municipalités socialistes avaient mis en place à la fin des années 1970 avec les conseils locaux de prévention de la délinquance, rabroués ensuite au profit d’une centralisation soit-disant plus efficace dans la lutte contre la délinquance. Lorsque Jospin tente d’introduire la police de proximité en 1997, il veut alors, déjà, réparer les dégâts de cette centralisation – sans d’ailleurs oser mettre tous les moyens à cette fin.
Face à cette centralisation, vous défendez donc une police “sur-mesure”, adaptée à chaque territoire ?
C’est la seule police qui vaille : une police qui connaît son territoire et les attentes des citoyens. Seule la police de maintien de l’ordre doit être gouvernée depuis le centre. D’ailleurs, à l’inverse, toute police gouvernée par le centre finit par se transformer en police de maintien de l’ordre, comme le montre la multiplication des unités de police dont on ne sait plus bien si elles sont des polices du quotidien ou des polices de maintien de l’ordre.
La PSQ est présentée comme “une méthode de travail, un nouvel état d’esprit”. Est-ce que cela répond aux principaux problèmes auxquels est confrontée la police actuellement ?
Je ne suis pas certain que l’on puisse parler de nouvelle « doctrine » comme avait pu l’être le projet de police de proximité à la fin des années 1990. Il y a eu une démarche intéressante de consultation des personnels (comme en 1982…) puis une réponse assez classique : la concentration de moyens supplémentaires sur un nombre infime de villes et la protection du budget des maisons Gendarmerie et Police face aux ambitions de contrôle budgétaire de Bruxelles et de la Présidence.
“Tous ces services publics (police, justice, école…) ont surtout besoin de clarté et de stabilité”
Pour l’essentiel, cette politique s’inscrit dans le fil de ce qui a été mis en place via le Plan Espoir Banlieues de 2008 avec la présence de personnels non-policiers ou mi-policiers (des policiers en retraite) pour le contact avec la population, la présence dans les écoles, etc., ou via les Zones de sécurité prioritaires de 2012. Du point de vue de la promotion politique, ce n’est donc pas la révolution, ce qui n’est pas plus mal : tous ces services publics (police, justice, école…) ont surtout besoin de clarté et de stabilité.
Gérard Colomb annonce la “fin de la politique du chiffre”, et le passage à un mode d’évaluation de la police fondé sur des enquêtes de satisfaction : s’agit-il là d’un réel retour à une culture du service ?
La « politique du chiffre » est une dimension centrale des difficultés actuelles : pression sur les services, course à l’échalote, priorité accordée aux petits délits, harcèlement aussi de tout un ensemble de populations. Faire évaluer la police par la population, c’est là une vraie révolution. Tout dépend toutefois de la manière dont les enquêtes de satisfaction seront organisées : ce sont des dispositifs lourds et onéreux, derrière lesquels des sociétés privées comme les instituts de sondage, rarement guidées par l’intérêt général mais plutôt par la rentabilité de leurs enquêtes, ne vont pas manquer de se faire connaître. Les expériences des « diagnostics locaux de sécurité », qui avaient fait la fortune de quelques sociétés telles que celles d’Alain Bauer à la fin des années 1990, seront à évaluer la tête froide.
Et puis le chiffre est toujours plus rusé que ce qu’on croit. Il y a chez le ministre une contradiction lourde de conséquences entre la mort souhaitée du chiffre (sans doute en toute sincérité) et la capacité donnée aux policiers de sanctionner directement certaines infractions comme le cannabis. On observe aujourd’hui dans certains quartiers une pression policière non plus via le pénal, mais via le contraventionnel, et des jeunes qui entrent sur le marché du travail avec des sommes exorbitantes à payer au Trésor public, sans les avoir disputées devant un juge puisqu’il s’agit de contraventionnel et non de délictuel ou de criminel. Donc une politique encourage la fin de l’évaluation par le chiffre, mais par la « forfaitisation » facilite le chiffre facile.
“Le politique aurait tout à gagner à ne pas sombrer dans le pathos militariste dès qu’il s’agit de police”
Que pensez-vous de l’expression “quartier de reconquête républicaine”, employée par le ministre de l’Intérieur dans son interview avec les journalistes du Monde ?
Cette expression est grotesque, car elle suggère que la police va conquérir des zones urbaines sur le mode de la levée en masse en 1792 [la mobilisation de toute la population pour défendre le territoire durant la Révolution, ndlr], la ligne bleue des Vosges en 1914 [frontière derrière laquelle se situaient l’Alsace et une partie de la Lorraine, alors possessions de l’Allemagne, ndlr], ou la Casbah d’Alger en 1957 [lors de la guerre d’Algérie, ndlr]. Bien sûr il est nécessaire de vendre ses politiques publiques à la presse et au public, mais le politique aurait tout à gagner à ne pas sombrer dans le pathos militariste dès qu’il s’agit de police. La police au quotidien, c’est la lutte contre le terrorisme et la délinquance, mais c’est surtout le travail social. Prétendre l’inverse, c’est mentir à la population et aux policiers.
Sur les contrôles au faciès, la réponse apportée par le ministre de l’Intérieur est celle d’une plus grande efficacité dans le moment du contrôle, grâce à l’équipement des policiers de caméras et de tablettes numériques, pas d’une remise en cause du principe des contrôles d’identité renforcés : peut-on parler d’un « déni de discrimination », comme vous l’évoquez dans votre livre ?
C’est à ces petits signes que l’on voit que s’il y a révolution, elle est de velours. A New York après l’élection du maire démocrate, le volume des contrôles effectués a chuté, sans effet sur la délinquance. En France, on n’ose pas toucher à cette prérogative, devenue au fil des décennies une sorte de fétiche des syndicats policiers. Le souci que la personne contrôlée ne passe pas un quart d’heure sous les yeux des passants dans une posture humiliante montre au moins que le politique a conscience de ce qui se joue réellement dans le contrôle. Mais l’enjeu consiste bien à en évincer toute dimension discriminante – ce qui paraît particulièrement compliqué puisque les procureurs utilisent le contrôle comme outil de lutte contre l’immigration irrégulière. Ou à les réduire à la portion congrue, c’est-à-dire à des contrôles strictement nécessaires.
La surveillance et la numérisation sont-ils des instruments effectifs pour fluidifier et apaiser les relations entre la police et la population ?
La police aujourd’hui est sous surveillance. Qu’un policier se livre sur la voie publique à des comportements sortant de l’ordinaire et les téléphones portables sont automatiquement de sortie. La police travaille plus que jamais sous le regard du public. Cela insécurise beaucoup les policiers, mais cela rappelle aussi qu’ils travaillent, précisément, au service de la force « publique ».
Propos recueillis par Camille Tidjditi
Police : questions sensibles, sous la direction de Jérémie Gauthier et Fabien Jobard, éd. PUF, 108p., 9,50 €
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