Loin des facéties et fulgurances de son ancien groupe Supergrass, Gaz Coombes, l’homme aux rouflaquettes, revient avec un album solo ambitieux, complexe et passionnant. Rencontre, critique et écoute.
Vingt ans. Vingt ans que cette adorable petite teigne à rouflaquettes a débarqué en trombe, flanqué de deux complices aux allures pareillement cartoonesques, pour une explosion pop comme l’Angleterre n’en aura pas connu beaucoup depuis. Trio de gentils chiens fous lâchés dans le jeu de quilles de la britpop alors triomphante, Supergrass aura pour beaucoup constitué alors l’alternative futée et fruitée à la sinistre bataille d’Opinel entre Blur et Oasis, jouant les arbitres potaches des inélégances égotistes de leurs voisins de charts.
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Eventails de styles
Lorsque Gaz Coombes arrive dans les locaux parisiens de son nouveau label – un peu moins en trombe, pour cause de dégustation tardive de vins la veille –, on remarque que les rouflaquettes n’ont même pas grisonné, et que ces vingt années ont filé vite sans trop laisser de marques apparentes. Quelques mois après Damon Albarn, autre éminence de cette génération bénie, Coombes dévoile un disque solo, son deuxième, qui témoigne lui aussi d’une absence d’ankylose et d’un vrai appétit créatif chez certains des héros juvéniles des années 90.
Mais contrairement à Albarn, qui a choisi de s’en tenir à une ligne monochrome et introspective avec Everyday Robots, Gaz déploie sur Matador un éventail de styles, d’humeurs et de teintes qui donne le tournis, avant de séduire sur la longueur comme peu d’albums de ces “vétérans” (Jarvis, Gallagher, Ashcroft ou Yorke) l’ancien leader de Supergrass pour l’un des acteurs les plus attachants du rock anglais, on n’aurait pas misé un penny sur ses capacités à surprendre une nouvelle fois, surtout après le sympathique mais pas franchement exaltant Here Come the Bombs il y a bientôt trois ans.
“Avec ce nouvel album, j’ai le sentiment de repartir enfin à zéro, concède Gaz. Le précédent, c’était le sas de décompression nécessaire après la fin de Supergrass. Je me sens aujourd’hui beaucoup plus à l’aise qu’au cours des dernières années, où j’avais l’impression de ne plus savoir comment opérer. J’avais 17 ans quand j’ai commencé avec Supergrass, nous avons connu un succès fulgurant qui nous a entraînés dans une spirale fabuleuse et a eu pour effet d’évacuer toutes les questions personnelles dans les marges. Maintenant, ces interrogations réapparaissent et je crois que ce disque est là pour apporter des réponses.”
Succès Précoce
Lorsque sort I Should Coco, en mai 1995, Gaz Coombes vient de fêter ses 19 ans. Il a déjà utilisé une première cartouche au sein de The Jennifers (avec Danny Goffey, son aîné de deux ans, devenu batteur Muppets de Supergrass) mais cette seconde tentative frappera dans le mille. Caught by the Fuzz et Mansize Rooster, imparables singles vitaminés et turbulents, ont servi de coups de semonce en 1994, mais c’est Alright (ce My Generation sans acrimonie) qui décroche la timbale et une précieuse deuxième place dans les hit-parades britanniques pourtant pas mal encombrés.
Pendant quinze ans, jusqu’à son démantèlement au printemps 2010, le groupe va tracer une route singulière dans le paysage de plus en plus monotone de la pop anglaise. En parallèle à celui de Blur, son parcours discographique (six albums, plus d’une vingtaine de singles) est celui qui aura traversé le plus de pistes audacieuses, de virages culottés et connu de variations de vitesse, même s’ils n’auront jamais droit au même traitement déférent qu’un Radiohead. Trop burlesques, pas assez artificiellement arty et torturés, les trois pois sauteurs d’Oxford (rejoints à mi-parcours par Rob Coombes, le frère aîné de Gaz) auront été les victimes d’un long malentendu qui aura fini par avoir raison de leur belle insouciance.
“Comme Blur, nous avons profité d’un marché du disque alors à son apogée, avec beaucoup d’argent qui circulait, mais en contrepartie une pression énorme pour livrer des singles, des hits pour nourrir la bête qui nous nourrissait en retour. Ce cercle infernal s’est brisé aujourd’hui et c’est une bonne chose, dans un sens. La bulle devait exploser, c’était inévitable, et à titre personnel je me sens plus heureux maintenant, loin de ce cirque, comme si j’étais à nouveau un jeune artiste mais riche d’une expérience de vingt ans.”
Moins jeune, plus libre que jamais, comme il le démontre de façon éblouissante sur Matador.
Quand sa fille de 6 ans l’entraîne voir One Direction ou l’oblige à regarder The Voice, il évite prudemment de lui dire que lui aussi fut un jour propulsé dans la pupille d’un tel cyclone, même si certains parents d’élèves ont vendu la mèche.
“Elle est rentrée de l’école récemment et m’a dit : ‘Papa, il paraît que tu es célèbre…’ Je me suis contenté de lui répondre que j’étais passé une ou deux fois à la télé (rires)… J’ai aussi un fils de 11 ans, je leur ai fait une compilation pour la voiture avec des classiques de Bowie, de Neil Young ou des Beatles, histoire de les familiariser avec autre chose que la musique qu’ils entendent à la radio. Ma propre musique, en revanche, il est un peu tôt pour qu’ils la comprennent.”
Funambule
Aucun single évident ne saute en effet à la gorge parmi ces douze morceaux qui privilégient l’étreinte langoureuse, la combustion lente et les explosions soudaines, à l’image de Buffalo, le titre d’ouverture qui, une fois composé, donna les clés à Gaz pour ouvrir les autres galeries d’un disque à la fois bref et labyrinthique, qui paraît contenir dix fois plus de chansons qu’il en affiche officiellement. Il chante “Je suis un acrobate sur un fil électrique” (Buffalo) et on le croit volontiers quand il se confronte dangereusement au vertige sur The English Ruse, fresque monumentale à la rythmique façon Neu! et trouée au milieu par une chorale angélique que viennent à leur tour parasiter des giclées de claviers acides à la Brian Eno.
L’aérien The Girl Who Fell to Earth et sa mélodie gracile, le folk-rock boisé de Detroit qui part en torche, les climats noctambules à tâtons de Seven Walls et To the Wire ou le lennonien Matador donnent une (vague) idée des nombreuses combinaisons de cet album, que l’on rapprochera des plus récents Wilco ou du Beck de Sea Change pour son goût des détournements de formes classiques et des expériences explosives en terrain familier.
“J’avais l’intuition que, pour cet album, il fallait que je m’éloigne des structures couplet/refrain et que je privilégie les progressions, les cassures, les carambolages. J’ai travaillé avec une petite machine sur des boucles un peu abstraites, que je laissais reposer parfois pendant des semaines, en ajoutant ici et là des rythmiques, des claviers, une guitare… J’étais moins dans l’impulsion qu’auparavant, où il fallait toujours que je termine un morceau en chantier avant d’en commencer un autre. Cette fois, j’ai laissé les choses se décanter, et les chansons ont trouvé naturellement leur pli grâce à cette patience dans leur réalisation.”
Rompre avec Supergrass
Une démarche qu’illustre à la perfection le très sensible 20/20, chanson à coeur ouvert qui palpite curieusement, démarre par un piano sautillant pour se laisser emmitoufler par des choeurs qui doivent autant aux Beach Boys qu’à Ligeti, et qu’autrefois Gaz Coombes aurait peut-être laissée à l’état inachevé de simple pop-song. Comme sur Here Come the Bombs, il a entièrement joué et produit l’album seul, tel un matador face à l’adversité parfois coriace de la technologie mais avec, chevillée au corps, cette envie de terrasser ses propres limites, d’en finir pour de bon avec l’image du gentil fumeur d’herbe aux talents protéiformes trop longtemps cachés derrière des sourires de Mickey.
“Il y a beaucoup de choses personnelles dans ce disque, même si la confession trop frontale ne fait pas partie de ma nature. J’ai quand même fait tomber quelques barrières concernant ma vie privée, en essayant d’éviter l’exhibitionnisme mais en abattant les cartes avec franchise. Etre seul en studio aide vraiment à expurger des choses que l’on ne ferait pas en public. Avec Supergrass, nous étions tellement en surchauffe que le studio, c’était l’endroit du repos, de la décompression. Aujourd’hui, je mène une vie tranquille de père de famille, alors le studio est au contraire l’endroit où je peux redevenir un sale gosse, hurler fuck off à la terre entière sans que personne ne m’entende. Mais ce n’est heureusement pas ces moments-là que j’ai mis sur le disque.”
Matador à peine sorti, viendra lui succéder dans quelques mois une édition spéciale d’I Should Coco pour en célébrer le vingtième anniversaire.
“On marquera le coup, oui, ça reste un super album, j’en suis toujours très fier. Mais on ne va pas faire le coup de la reformation, même pour un concert unique. C’est beaucoup trop tôt, et même si on s’entend toujours très bien, personne n’en a vraiment envie. On est séparés depuis seulement cinq ans, les gens n’ont pas encore eu le temps de vraiment nous regretter.”
Ceux qui découvriront Matador sans avoir jamais trop prêté attention à Supergrass regretteront en revanche de les avoir trop souvent pris à la légère.
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