Figure à part de l’histoire de la mode, Jean-Charles de Castelbajac expose dessins et peintures qui évoquent ses collaborations dans des sphères multiples, dans l’art ou pour des marques.
“Catho, Punk, Aristo” : sur trois grands dessins en papier qu’il expose à la galerie Magda Danysz, Jean-Charles de Castelbajac se présente dans un mélange de fierté assumée et d’humour esquissé. A 68 ans – un âge que déjoue son allure juvénile –, JCB traîne derrière lui autant d’étiquettes qu’il en colle sur ses vêtements, comme des stigmates caustiques d’une vie trop aventureuse pour se laisser réduire à quelques slogans. Mais au lieu de s’en plaindre, lui préfère en rire, pétri d’une ironie sur lui-même.
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Si l’on retrouve chez lui, comme chez la majorité des stylistes, cette préciosité et ce cabotinage frontal procédant de la mode elle-même, on entend aussi et surtout, dans ses mots et ses formes, la distance réflexive avec lui-même et avec les rituels qui peuplent son quotidien depuis qu’il est entré par la grande porte dans le monde de la mode au milieu des années 1970, comme une façon de conjurer l’hystérie née de l’imaginaire du vêtement par la pulsion de la déconstruction, par l’envie de repenser les codes visuels, les usages et les fonctions d’une simple parure.
Des Sex Pistols à Jean-Paul II
Aristo et catho, il l’est par tradition familiale, jusqu’à avoir créé en 1997 les vêtements liturgiques pour les JMJ (Journées mondiales de la jeunesse), dont la fameuse chasuble rebrodée de croix multicolore portée par le pape Jean-Paul II ; punk, il le fut jusque dans le compagnonnage des Sex Pistols et de toute la scène rock et arty anglaise…
Mais plus que la culture aristocratique, catholique et punk, ce qui le définit reste avant tout sa capacité à circuler parmi des sphères multiples – du rock aux arts visuels, des châteaux aux bas-fonds, des podiums aux salles de concerts, des stars de cinéma aux groupes indé – et à puiser dans tous ces entrelacements et ce “Tout-Monde” son propre élan.
Un élan à part, mais à côté des autres. “Toute ma vie, l’art a influencé ma mode”, confie-t-il, comme pour justifier le sens de sa présence, aujourd’hui, à la galerie Danysz, où son exposition, intitulée I Want! – The Empire of Collaborations, explore, à travers des dessins et peintures, l’histoire de ses réalisations pour des artistes et des marques (Weston, Hermès, K-Way, Swatch, Courrèges, Lee Cooper, Rossignol, Le Coq sportif). L’empire de ses collaborations n’est rien d’autre que le royaume de ses affections.
Des collaborations avec des artistes
Depuis ses débuts, Castelbajac a toujours inscrit son geste créatif dans un écrin collaboratif ; ses robes-tableaux, au début des années 1980, avec Ben, Hervé Di Rosa, Jean-Charles Blais, Robert Malaval ou Annette Messager, des invitations de défilés avec Keith Haring, Robert Mapplethorpe ou Cindy Sherman, des décors de défilés avec Xavier Veilhan, Pierre Bismuth ont structuré sa manière de travailler. Une manière singulière entrée dans les usages dominants, à l’image de la profusion actuelle des collections capsules associant deux marques dans la fabrication d’un produit.
“L’idée de collaboration est devenue aujourd’hui bankable mais, en réalité, les pratiques collaboratives existent depuis toujours, il suffit de se souvenir de Pablo Picasso et René Char, de Raoul Dufy et Paul Poiret, de Dalí et Gabrielle Chanel…” Dans l’exposition, il évoque même sa “collab avec le ciel”, à l’occasion des JMJ : “Je suis le seul créateur qui ait habillé un saint”, s’amuse-t-il à rappeler, une auréole invisible au-dessus de sa tête, comme le signe d’une élection divine un peu particulière, tout en précisant que ses vêtements vont être prochainement prêtés au Metropolitan Museum pour une exposition sur l’influence du catholicisme dans la mode.
L’art du détournement
Ce que l’exposition traduit sur un mode ludique et léger, c’est, en creux, l’avènement de la tyrannie des marques, comme il l’évoquait déjà en 2009 à Londres dans une première exposition, The Triumph of the Signs, où il associait des logos à des toiles emblématiques de l’histoire de l’art (Le Déjeuner sur l’herbe de Manet et Louis Vuitton, La Liberté guidant le peuple de Delacroix et Nike…).
Cette confusion culturelle, symptomatique de la société du spectacle hypertrophiée, a trouvé, selon lui, son climax avec “les immenses affiches sur le Louvre de Jeff Koons jouant avec les fantômes de Monet ou Vinci”. “Ce que j’avais annoncé avec The Triumph of the Signs s’incarnait alors dans le système de la mode et du luxe. C’est pourquoi dans cette exposition parisienne, je me mets à l’intérieur des images, je me représente en tant qu’icône. Comme si j’étais devenu à mon tour un logo, en quelque sorte.”
Entre art du détournement des marques (“Charnel, Beurreberry, Acne juvénile, L’Or&Elle”…) et hommage à ses icônes (Jacno, Bowie, Sex Pistols, à travers trois toiles spectrales), il interroge “cette esthétique du chaos, du mélange des artistes sacrés et des marques, devenues un autre culte”. Sous le vernis coloré de dessins joyeux comme lui, affleure cette question qui résonne dans notre époque : “Comment ce mélange constant des signes crée une nouvelle esthétique ?”
De Farrah Fawcet à Beth Ditto
Entre la mode et l’art, ce sont les ponts suspendus qui les unissent qu’il aime emprunter plutôt que des voies déjà tracées, des couloirs sans perspectives ni détours. Entre l’une et l’autre, il oscille, avec la même curiosité et l’envie d’en (dé)coudre, de déjouer les attendus dans la manière de porter un vêtement autant que de surprendre le regard par la ligne d’un dessin. Sans confondre les deux exercices – “Le styliste répond à des questions, comme la profondeur d’une poche ou la force d’une capuche, alors que l’artiste, lui, pose des questions” –, il dit ne travailler qu’avec “des pulsions et des concepts”.
Toute sa carrière est marquée par ces affinités électives entre l’art et la mode : entre sa première une de Vogue en 1970 avec un manteau coupé dans une couverture, ses vêtements conçus pour Farrah Fawcett dans Drôles de dames en 1977, les costumes créés la même année pour Kraftwerk, Elli et Jacno, le lancement de sa marque en 1978, ses expos dans les années 1980 (Antikörper à Vienne), ses costumes de scène pour Beth Ditto, M.I.A., Katy Perry, Kanye West, Lady Gaga ou Beyoncé, il n’a cessé de surprendre son monde.
“On m’a taxé d’absurdiste, quand j’ai fait un poncho pour deux personnes en 1974”, se souvient-il, amusé. On l’a rattaché à la vague de l’antimode, à cause de sa volonté affirmée de tout déstructurer, comme si l’harmonie d’une silhouette n’avait de sens que lorsqu’on la soumet à une torsion. “Mes vêtements parlent toujours de moi, de mes fêlures et de ma construction.” A la base de cette construction d’un homme déconstruisant le vêtement, l’art fut sa plus grande inspiration, l’impulsion de sa vie.
L’harmonie d’une silhouette
“L’art a été mon chemin de thérapie : le premier vêtement que j’ai coupé fut un règlement de comptes avec la pension de mon enfance ; c’était ma couverture qui me sauvait dans mon lit. J’ai coupé la couverture avec un cutter et j’en ai fait un manteau. Je trouvais beau ce que les autres ne voyaient pas, comme des serpillères. J’ai dessiné ainsi un tailleur de type Chanel en serpillère doublée de soie. J’ai toujours voulu m’approprier des vêtements et les détourner. C’est la même démarche que celle d’un plasticien !”
A 68 ans, il dit s’être “libéré de la ‘difficulté d’être’, comme disait Cocteau”. “J’ai été bercé par Raoul Hausmann, Jean-Michel Basquiat, Roland Topor, Robert Malaval. Pas des grands optimistes, mais ils avaient une mélancolie proactive.” Attaché à l’esprit de curiosité, curieux des formes d’attachement qui émergent dans la création, il résiste ainsi à l’usure du temps. Mieux, il le devance.
Il songe à relancer sa marque d’ici début 2019 sous une forme nouvelle. “Je réfléchis à d’autres manières de faire de la mode à travers un nouveau concept, faire des vêtements responsables. Il ne s’agirait plus de mode mais de style.” Ses 100 000 followers sur Instagram perçoivent probablement que son histoire épique nourrit son futur, que ses visions passées déterminent les intuitions d’aujourd’hui. A l’écoute, aux aguets, Jean-Charles de Castelbajac ne sortira jamais des journées de la jeunesse.
I Want! – The Empire of Collaborations Jusqu’au 17 mars, Magda Danysz Gallery, Paris XIe
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