Avec ses Portraits crachés, Claude Arnaud propose une anthologie légère et instruite qui caracole de Montaigne à Houellebecq. Tours et détours d’un genre littéraire aux multiples facettes.
Un gros livre n’est pas forcément gras. La preuve avec Portraits crachés de Claude Arnaud, romancier, critique littéraire, biographe de Chamfort et Cocteau. Lorsqu’on repose ce qui peut apparaître comme un pavé (922 pages), l’envie nous prend, non pas de le fuir mais au contraire de le balancer dans la vitrine des idées reçues ou, nettement mieux, tel son auteur, de “danser sous les étoiles, au point du jour”.
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Le sous-titre, “Un trésor littéraire de Montaigne à Houellebecq”, indique qu’il s’agit d’une histoire du portrait dans la littérature française. Cherchant à dater l’apparition de “ce sentiment d’être, indépendamment des autres”, Claude Arnaud rappelle qu’elle est “extrêmement récente, à l’échelle des temps humains”.
Les « Confessions » de saint Augustin, premier autoportrait occidental
De fait, à peine tournée la première page de cette anthologie, c’est un pas de géant qui nous fait passer du temps où “notre conscience restait dans les limbes, à l’abri de la tribu, sous le regard écrasant des galaxies”, jusqu’aux Confessions de saint Augustin, premier autoportrait occidental qui nous soit parvenu. Mazette ! Quel saut au-dessus d’un supposé néant où l’auteur admet cependant la lueur de quelques noms antiques, de Cicéron à Marc Aurèle.
Le culot de se décrire aurait pris son élan vers le XVIe siècle quand le christianisme relâcha son copyright, Dieu, ce grand Autre, étant jusqu’alors l’auteur suprême et incritiquable de toutes choses, et donc des humaines variations. Va suivre un appel aux grands noms du genre sans qu’il s’agisse d’un monument aux morts. En premier lieu Montaigne, qui découvre en lui une sorte de sauvage plus ou moins conscient, désirable et inquiétant.
Dès lors, le portrait a de l’avenir. Pratiquant un art virtuose de l’entrechat, Claude Arnaud nous fait sautiller de la Grande Mademoiselle au cardinal de Retz, de La Bruyère à Molière, jusqu’à atteindre une acmé : Saint-Simon, qu’il proclame “le patron”.
Ultime rebondissement, la réfection du portrait sous le label autofiction
Ultérieurement, le portrait fut tour à tour discrédité (trop de portrait nuit au portrait), ressuscité (Balzac, Hugo, Flaubert, Maupassant) jusqu’à prendre du poil de la bête (Zola et son animalisation des caractères). Et Proust va surgir au bras de Beckett, en attendant que les Godot du Nouveau Roman tentent de bousiller le portrait en le chosifiant. Ultime rebondissement, sa réfection contemporaine sous le label d’autofiction.
“Si Portrait m’était conté…” Il y a du Sacha Guitry dans cette façon de feuilleter comme on cavalcade, parfois désinvolte, souvent hilarante, toujours brillante sans être aveuglante. C’est une ronde à la Schnitzler où Gargantua fait valser la princesse Palatine, voire une bacchanale littéraire où Bel-Ami entraîne le baron de Charlus.
A l’aune d’une métaphore chipée à Mme de Sévigné, nous voilà à picorer dans un panier de cerises qui, délice suprême, n’ont pas toutes la même saveur. On peut en effet croquer ces Portraits crachés de deux façons : par ses morceaux bien choisis qui, en évitant les tartes à la crème autant que l’indigestion, sont pour la plupart un régal. Ah Saint-Simon !, en effet “fulminant et superbe”.
Le portrait autant caché que craché d’un lecteur hors pair
Mais la lecture musarde aussi du côté des intercalaires, ces apartés où Claude Arnaud, par contamination sorcière, se dévoile autoportraitiste. Aussi bien quand il évoque son ennui de l’école et ses évasions mentales à la marge de Lola Montès, que lorsqu’il décrit son songe d’un cabinet des merveilles où il aurait réuni des médaillons poétiques.
Car enfin, qu’est-ce qu’un portrait craché ? Une ressemblance entre un enfant et ses géniteurs. Ici, le bel enfant est le portrait autant caché que craché d’un lecteur hors pair qui procède plus par curiosité que par accumulation. Pour l’exemple, son regard “curieux” sur la Recherche où il sourit de quelques “fadings” tout en détectant chez Proust l’invention avant l’heure d’une pixellisation des personnages.
On sort de ce “journal de lectures” comme au soir d’une délicieuse randonnée : fatigué mais content. N’était qu’une ultime “cérémonie des adieux” nous appelle vers le grand large d’une utopie encourageante. Et si la passion d’être soi cessait enfin et, partant, l’art souvent pénible d’en accabler les autres ? Débarrassée des obligations névrotiques du portrait, une vie apaisée pourrait en découler, ancestrale à sa façon. Car, c’est évident, “nous étions plus faciles à satisfaire quand nous étions des animaux ‘comme les autres’.”
Portraits crachés de Claude Arnaud (Robert Laffont/Bouquins), 922 pages, 32 €
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