Après s’être beaucoup cherché, le Canadien Tobias Jesso Jr. s’est converti au piano. Avec son album « Goon », il remet le songwriting au coeur de la pop-music. Rencontre, critique et écoute.
C’est, sans contestation possible, l’un des grands albums de l’année. Que l’on ne nous demande juste pas de préciser l’année en question. Car Goon, premier essai de ce Canadien à la coupe surannée, est suffisamment intemporel pour déjà faire figure de classique, avec son absence totale de gimmicks d’époque et son écriture hors temps, hors norme. Mais si on voulait vraiment chercher des pairs à Tobias Jesso Jr., ça serait plutôt des pères : John Lennon, Harry Nilsson, Todd Rundgren, Randy Newman, voire le jeune Elton John.
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Vintage contemporain
La beauté de Goon, c’est pourtant de ne pas sombrer dans le vintage, de ne pas avoir succombé aux obsessions anales de l’analogique, à ces régressions auxquelles tant d’artistes, soul notamment, cèdent dans un combat dérisoire contre le temps. Pas de pastiche, ni de film en costumes ici. “Même si je suis largué, je m’efforce d’être aussi contemporain que possible. Je ne suis pas dans la copie : je sais juste qui m’a nourri.”
Le visage de l’escogriffe, dont le physique et les manières maladroites feraient un carton dans une comédie grinçante sur les adulescents, s’illumine pourtant quand on parle de Randy Newman.
“Je savais qu’avec mes chansons, je pénétrais dans son monde, je ne vais pas jouer l’innocent. Mais plus personne ne jouait de piano, il y avait une place à prendre ! Je suis allé le voir en concert, j’ai pleuré du début à la fin. C’est là que j’ai réalisé à quel point il m’avait accompagné, façonné. A part la musique, mon autre passion est la cuisine – je rêve d’ailleurs d’ouvrir une boulangerie. Et quand je cuisine, je n’écoute que Randy Newman.”
Prolifique
Il existe un objet très étrange et rare de son idole : un flexi-disc qui joue à l’envers son I Love L.A. On ne sait pas si Tobias connaît ce collector, mais lui-même a adopté en masse ce format aussi désuet que charmant pour diffuser ses maquettes. Une grande partie de Goon est ainsi sortie, en amont, sous la forme d’une adorable série de disques souples, envoyés mystérieusement depuis les Etats-Unis. Des objets absurdes qui se caressent et se tordent de plaisir. Et ce n’est pas fini.
“Un truc que j’adore chez les Beatles, ce sont tous ces petits collectors réservés à tel pays ou tel fan-club… Les flexi-discs, il va y en avoir d’autres, glissés au hasard dans des albums, peut-être même une chanson tirée à un seul exemplaire ! J’ai des dizaines de chansons stockées sur mon iPhone ! En version brute : la meilleure que je pourrai en tirer. Ça ne sert à rien de les emmerder ensuite en studio… Tout le reste n’est que décoration. Je suis un amoureux des demos. J’ai déjà de quoi sortir un coffret. J’écris tellement que je vais être obligé de proposer des chansons à d’autres artistes – j’adorerais composer pour Lana Del Rey ou Sam Smith. Ou sinon, je continuerai de presser sans répit des flexi-discs.”
Dans sa première série de disques souples se trouvait Hollywood, résumé fulgurant du rêve américain – et californien –, du Canadien, qu’il chante en parfait crooner du désenchantement.
“Je suis parti à Hollywood pour vivre naïvement ce rêve de triomphe dans l’entertainment, que ce soit dans le rock ou l’écriture de scripts pour la télé. Je me suis inventé une nouvelle peau, celle de l’artiste, pour être moins timide, plus volontaire. Mais je me suis très vite rendu compte que tout le monde vient à Los Angeles pour cette raison : le moindre serveur est un acteur ou un musicien. La compétition est impitoyable. Hollywood m’a recraché. Mais m’a donné matière à chansons !”
Désenchantement
Déraciné, paumé entre ses rêves contrariés de grandeur et une réalité souvent glauque, le Canadien avoue ne plus savoir où est son home sweet home – ni même si ce lieu apaisé existe. Il a ainsi déménagé dix fois en quatre ans.
“J’ai habité dans un entrepôt, dans un studio de répétitions, dans un manoir, dans un appartement partagé avec les cafards… Ce qui est très déstabilisant pour quelqu’un qui, comme moi, a un besoin absolu de routine, de rituels.”
Maltraité par Hollywood, Tobias Jesso Jr. pourtant s’accroche, se relève miraculeusement quand il est sur le point de jeter l’éponge. Car il y a toujours, dans sa tête, le retour à Vancouver en pire des solutions : une démission, une lâcheté, un aveu d’échec qu’il ne veut même pas imaginer. Jusqu’à ce que la même semaine, il se fasse larguer par sa copine et que l’on diagnostique un cancer fulgurant à sa mère. Il en a fait une chanson poignante, Leaving L. A., qui se chante la queue entre les jambes.
“C’est une réalisation abrupte que les choses peuvent avoir une fin. C’était dur de revenir à Vancouver, je ne sortais plus : j’avais honte de m’être planté à Los Angeles, je me considérais comme un loser, j’avais 27 ans, n’avais plus de rêves, plus d’ambition et je rentrais les mains vides. J’avais l’impression d’avoir raté mon tour. Le personnage d’artiste que je m’étais créé à Hollywood ne pouvait plus exister : tous mes copains d’école se souvenaient de moi comme le petit Tobby… Je ne pouvais plus tricher.”
Rebond
Mais ce retour dramatique à Vancouver se révèle finalement une bénédiction : sa mère sera soignée et Tobias fait une rencontre fortuite avec un piano. Dans un camion de déménagement. Grâce à lui, il trouve finalement son style.
“A Vancouver, un pote tient une entreprise spécialisée dans le déménagement de pianos. Je lui ai prêté main-forte plusieurs fois et, un jour, je me suis assis derrière le clavier : une révélation. Je suis quelqu’un de très mathématique, obsédé par le rangement… Et là, cette succession de touches noires et blanches a totalement séduit mon sens logique. J’ai alors abandonné la guitare. Je crois que je n’y avais jamais vraiment cru, de toute façon. Mais là, au piano, j’ai trouvé mon ton, mon bonheur. J’ai appris tout seul avec des tutoriaux ou des vidéos d’artistes sur YouTube. C’est pour ça que la plupart de mes chansons sont des ballades : je suis trop nul pour jouer vite ! Mais je répète au moins cinq heures par jour, au désespoir des voisins. J’ai finalement commencé à poster mes propres vidéos. Et des gens ont enfin accroché à mes chansons. Je pouvais recommencer à croire en moi.”
Weird kid
En découvrant ces demos l’an passé, on pensait qu’il jouait ainsi, à la limite du faux, du désaccordé par choix audacieux : c’était strictement par incompétence. Il apprenait à jouer, en direct, après des années de fidélité à sa guitare. Presque totalement tricarde sur Goon, elle faisait pourtant partie, depuis le lycée, de sa panoplie de romantique éploré. Mais c’était une ruse : “J’ai commencé la guitare pour me faire remarquer par les filles, et pour susciter un peu d’admiration chez les garçons.” Il évoque ainsi avec émotion une vieille photo de classe où il porte déjà amoureusement et ostensiblement sa guitare, perdu dans ses rêves et isolé à la marge du cliché, éloigné des autres écoliers.
“Je me suis toujours senti à part, à cause de ma taille, de mon poids aussi quand j’étais ado… J’étais patapouf, un peu con, nul en sport… Tout le monde semblait plus cool que moi. Et ça ne s’arrange pas depuis que je fréquente le monde de la musique, où tout le monde est plus cultivé que moi… Moi, je ne connais rien à ce qu’il se passe. Je ne suis pas cool. La preuve : je fais de la couture. Intensément.”
Devant notre air perplexe, il raconte qu’enfant, il était si grand et si gros qu’il ne trouvait aucun vêtement à sa taille. Et qu’il devait donc faire ses propres fringues, ou les adapter, avec sa fidèle machine à coudre. Pas étonnant, donc, que Tobias Jesso Jr. voit sa popularité nouvelle et inédite comme la possibilité d’une nouvelle vie, d’un second départ. “Je n’ai plus de personnage, toujours pas les bonnes fringues, mais j’ai désormais les chansons”, se console-t-il.
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