Un couturier cruel avec ses muses rencontre celle qui fait tout vaciller. Un possible autoportrait de l’artiste en démiurge, hélas plombé par un formalisme redondant et rigide.
Fasciné par la fascination, le cinéma de Paul Thomas Anderson se concentre à chaque nouveau film dans une solution chimiquement plus pure que la précédente, à une exception près : Inherent Vice, adaptation chaotique de Thomas Pynchon, qui est, comme par hasard, l’un de ses plus décriés (mais notre préféré). Si on prend soin de le mentionner, c’est parce que son huitième film, Phantom Thread, semble construit en réaction à celui-ci, comme mû par un besoin impérieux de retrouver le fil de There Will Be Blood et The Master, perdu dans les volutes de fumée et les errements comico-psychédéliques de Doc Sportello, le détective privé d’Inherent Vice. En réaction, mais aussi en continuité : quelque chose de la leçon du précédent film a été retenu, qu’il faudra toutefois attendre le terme du trajet, un trajet tortueux et parfois pénible, pour voir éclore. Ce quelque chose, c’est la possibilité du bonheur dans le lâcher-prise ; il vient hélas trop tard.
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Reynolds Woodcock, le héros de Phantom Thread, ressemble assez à Daniel Plainview, le pétrolier misanthrope de There Will Be Blood qu’interprétait déjà Daniel Day-Lewis (avec la technique ostentatoire qu’on lui connaît), mais il emprunte aussi, par certains aspects, à Lancaster Dodd, le fondateur de la simili-scientologie, joué dans The Master par cet autre cabot qu’était Philip Seymour Hoffman. Comme eux, il domine son environnement par une ferme imposition de sa volonté. Mais là où Plainview utilisait la coercition, et Dodd la manipulation mentale, Woodcock compte avant tout sur la séduction et le silence (de mort) pour régner sur le petit royaume domestique qu’il s’est confectionné avec minutie.
Dans l’Angleterre du début des années 1950, Reynolds Woodcock (Renaud Bécasse en français, ça fait tout de suite moins chic) est un couturier de renom (fictif), qui reçoit à domicile princesses et grandes dames pour leur tailler de luxueuses robes sur mesure. Afin de s’inspirer, il aime s’entourer de très jeunes femmes, qu’il invite à partager son lit, et dont il change régulièrement, comme on change les draps, selon un rituel cruel mis au point avec sa sœur/intendante/mégère (la très hitchcockienne Leslie Manville). L’arrivée d’une nouvelle égérie va gripper cette routine, et c’est cette contamination, ce lent renversement de la dialectique maître-esclave, que le film raconte.
La scène de leur rencontre est de loin la plus belle, parce qu’elle fait appel au talent premier de Paul Thomas Anderson : filmer une fascination réciproque qui s’étourdit dans le présent, avant que le pouvoir ne vienne la pervertir. Dans ce restaurant de campagne où Daniel Day-Lewis est venu engloutir son breakfast, le cinéaste instaure un jeu de regard et de langage d’un très grand raffinement, filmant une simple commande à une serveuse aux joues rosies (fabuleuse Vicky Krieps, actrice luxembourgeoise dont le talent explose ici) comme un exercice de séduction de haut vol, intégrant d’emblée tous les éléments contextuels du récit : le rapport de classes, la domination masculine, mais aussi la capacité de résistance de la proie, qui n’en est pas vraiment une.
Phantom Thread s’inscrit dans un genre inventé dans les 40’s à Hollywood, qu’on pourrait appeler “gothique psychanalytique”, et qui consiste à dépeindre la relation toxique entre deux époux ou amants, entraînés dans une spirale de faux-semblants, généralement dans une grande maison. Rebecca et Soupçons d’Hitchcock (auxquels ramène la musique de Jonny Greenwood, envoûtante mais trop présente), Hantise de Cukor, Angoisse de Tourneur ou plus récemment Gone Girl de Fincher en sont quelques exemples. Sauf qu’ici, il n’y a pas de mystère, assez peu de hors champ. Le spectateur comprend vite ce que veulent les personnages, et leurs manigances vénéneuses ont tôt fait de devenir pure matière à voyeurisme. C’est le revers de la médaille : P.T.A aime scruter les êtres, leurs manières, les matières, mais il en fait par là même des natures mortes. Comme celui de la Méduse, son regard pétrifie, statufie.
Scénariste, réalisateur, et même chef opérateur de son film, Anderson a, à l’évidence, mis beaucoup de lui-même dans ce Woodcock qui refuse les attraits du modernisme (ce qu’il appelle avec mépris “le chic”) au profit d’une idée figée de la grande forme classique – en cela, il est l’anti Saint Laurent (le couturier tout autant que le film de Bonello), qui humait l’air du temps pour le sublimer dans ses créations. Cette solennité, pour ce qu’elle a d’impressionnant, est surtout étouffante, et l’on aimerait que son prochain film commence où celui-ci s’achève, par ce beau moment où la fascination cesse, au profit d’un simple regard partagé.
Phantom Thread de Paul Thomas Anderson (E.-U., 2017, 2 h 10)
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