Photographe bruxelloise exilée à Paris, Charlotte Abramow voit sa carrière décoller suite aux deux clips qu’elle réalise pour la chanteuse Angèle. Des petites bombes graphiques qui font écho à son travail photographique précis, toujours à cheval entre le sérieux et l’absurde. Ses ingrédients ? L’humour, une pointe de féminisme et, souvent, des spaghettis.
Charlotte Abramow arrive comme un bonbon rose pastel, emmitouflée dans un manteau qu’on jalouse au moment des averses et du froid de janvier. Un peu comme ses images, elle est un élément perturbateur de grisaille : grand sourire et couleurs pop, elle s’impose avant même que commence l’interview.
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Charlotte Abramow mène de front de nombreux travaux personnels, dans lesquels son leitmotiv est l’humain. Parmi eux notamment, le Projet Maurice, qui raconte l’histoire de la rémission de son père âgé de 85 ans, qui s’est battu contre un cancer, ou encore, dans le thème de la famille, une variation poétique sur la relation mère et fille. Touchée par la cause féministe, ses projets sur la femme sont des manifestes body positive, de sa série The Real Boobs (un panel de différentes formes de seins) à Metamorphosis, qui décrit en image les prémisses de la puberté féminine. En 2017, sa rencontre avec la chanteuse Angèle lui fait découvrir un nouveau médium, la vidéo. Le tandem artistique Charlotte et Angèle confond deux univers détonnants, ce qui permet à la photographe de développer son esthétique hors-norme, mêlant la couleur, l’inattendu et le second degré avec ingéniosité. Rencontre.
Raconte-nous tes toutes premières photographies.
Charlotte Abramow : Ma mère faisait pas mal de photos quand j’étais petite. C’était seulement des photos de famille, mais il y avait vraiment quelque chose de beau dedans. Je m’en suis rendu compte en grandissant et en observant les photos d’autres familles : les nôtres étaient vachement jolies ! Au tout début, j’ai dû attraper l’argentique familial : dans les albums, ce sont les photos de ma mère avec le front coupé qui me dénoncent.
Ensuite, j’ai fait des photographies de mes copines dans la cour de récré, vers 7/8 ans, avec un appareil jetable. Puis j’ai eu mon vrai premier appareil, un Nikon, pour mes 13 ans. Je faisais pas mal de macroscopie : des fleurs, des chats… des trucs un peu nazes mais qui font que tu prends la main !
Assez rapidement j’ai vu que la photo m’obsédait. Après les fleurs, c’était mes copines, puis j’ai eu envie de faire des shootings en prenant en photo des filles que je ne connaissais pas mais qui dégageaient un truc. A partir de là, j’ai continué jusqu’à… maintenant !
Tu rencontres Paolo Roversi à 16 ans lors d’un atelier de photographie : il accroche tout de suite avec ta photo et fera même ton éloge dans les pages de Polka Magazine. Tu as ensuite intégré l’école des Gobelins pour étudier la photo. C’était comment ?
J’ai commencé à faire cette école trois ans après avoir rencontré Paolo. Je m’étais vite sentie limitée dans mes capacités : en fait, je n’avais qu’une seule focale, zéro connaissance des lumières (à part un instinct pour la lumière naturelle) et j’étais incapable de savoir ce qu’est une torche de studio. Je n’allais pas shooter mes copines dans la cour de récré et dans les champs toute ma vie, donc pour passer au stade au dessus il fallait que j’apprenne. Aux Gobelins il n’y a pas de prétention artistique : on apprend surtout la technique mais aussi tout ce qui est question de droit et gestion de l’image, un truc qui m’était complètement inconnu.
On y développe son oeil, on devient plus exigeant avec soi-même et l’émulation avec les autres élèves et professeurs est enrichissante et excitante. Les Gobelins ont été comme un laboratoire magique où tu peux avoir plein de choses à disposition, où j’ai pu expérimenter, affiner ma démarche et ça m’a vraiment fait gagner du temps. Ces deux années de formation ont été essentielles.
Tes photos sont souvent mises en scène et très travaillées, comme les tableaux que tu cites en inspiration, de Magritte à Picasso en passant par Juan Miro. Tu t’attèles peu à la photographie de l’instant, ou à la photo volée. Est-ce volontaire ?
La mise en scène permet de composer son image. C’est une photo qui parle directement. L’idée qu’on puisse faire passer un message par la composition d’une image, ça évoque un tableau, c’est vrai. Je les imagine comme des tableaux en fait. C’est peut-être mon délire à moi toute seule de voir des sens cachés dans tout, que j’ajoute, que je réfléchis.
En tant que spectatrice, j’aime beaucoup de styles, mais comme photographe je préfère éviter la photo volée. Déjà, ce n’est pas dans ce domaine que je suis la plus forte, et puis on est tellement inondés d’images en tout genre. Je m’amuse plus à penser mes images en amont et à prendre le temps de les composer, et je préfère laisser le domaine magique de la photo volée à d’autres gens plus doués que moi.
En photographie, être en studio c’est avoir un petit théâtre, comme dit Paolo. Par exemple, dans Je Veux tes Yeux, Angèle se parle à elle-même en imaginant 4000 trucs : avec le studio, on est dans sa tête, il y a un côté pièce mentale – qui rejoint de loin l’idée des tableaux de Magritte. Disons que le côté Magritte sera surtout travaillé dans les images que j’ai préparées pour le Projet Maurice.
Puisque tu l’évoques : comment Angèle et toi avez-vous commencé à travailler ensemble ?
Angèle, je la connaissais de Bruxelles sans jamais l’avoir rencontrée. Après, j’ai vu qu’elle faisait des petites vidéos cool sur Instagram donc je l’ai suivie. Et un jour sa manager m’a contactée. J’ai tout de suite été séduite, je savais que quelque chose allait marcher avec cette fille. On a fait un premier shooting avec trois clous et un marteau, et de là le clip est venu spontanément alors que je n’avais jamais trop fait de vidéo.
Elle est drôle et belge, elle me fait pas mal confiance et elle me laisse aller où je veux tout en me rapportant à son univers quand je vais trop loin. Je prends ses inspirations, j’y ajoute le miennes, je vois ce que je peux faire… et ça donne Angèle et Charlotte !
Dans une image du shooting de juillet 2017 et le clip de Je Veux Tes Yeux vous jouez avec des spaghettis. On les retrouve aussi dans pas mal de tes autres séries. Une obsession ?
Je suis une fan obsédée de pâtes. Si je pouvais ne manger que des pâtes, je ne mangerais que des pâtes. Les spaghettis, c’est un plat que j’ai fait tellement de fois dans ma vie… et puis il y a un côté un peu hypnotisant, avec les spaghettis tout gluants.. Ca faisait longtemps que je voulais un visuel d’une fille avec la tête dans une plâtrée de spaghettis, ses cheveux blonds qui s’entremêleraient aux pâtes. Finalement ça s’est retrouvé sur la tête d’Angèle. J’imagine qu’il y a quelque chose de Toilet Paper et de Maurizio Cattelan là-dedans, mais c’est vrai que je répète souvent les spaghettis.
Avec Angèle, c’était super drôle : pour le shooting, le restaurant à côté du studio nous avait filé des spaghettis tout huileux – c’était vraiment dégueu. Angèle avait tous les spaghettis gluants sur le crâne… et puis ils étaient un peu froids entre temps sur sa tête ! Mais c’était bien drôle, on s’est bien marrées.
Pour l’esthétique de tes clips, choisis-tu les vêtements toi-même ou avec de l’aide ?
J’avais contacté une styliste pour les clips. J’aime bien avoir un cerveau en plus, un regard extérieur. J’adore le travail en équipe. Pour le clip de La Loi de Murphy, à part la scène du sweatshirt et Netflix, le dress-code était inscrit dans les paroles : il nous fallait une tenue pour une journée, dans le style d’Angèle, un peu décontracté, en baskets. Je voulais d’office un blouson bomber. Le bomber nuages est à moi : je le mets tout le temps c’est peut-être ma pièce préférée dans mon armoire ! Ça allait parfaitement avec l’univers de la chanson. On a vraiment composé le style à trois, avec la styliste Alizée, Angèle et moi.
Quelle relation arrives-tu à créer pour mettre en lien l’image et la musique, quand tu fais des clips ?
En fait, la vidéo m’a reconnectée avec la musique. C’est plein d’émotion la musique, parfois même tu peux avoir des phases où tu n’en écoutes pas trop parce que ça te touche trop, et je pense que j’avais peut-être oublié à quel point la musique me touche. J’ai fait quinze ans de piano mais je n’ai jamais chanté parce que j’ai une voix horrible ! Mais c’est vrai que la musique a fait partie de mon éducation – et elle transporte des émotions. Ça m’a vraiment fait du bien de m’y reconnecter.
Depuis que je suis petite – comme tout le monde, je pense ! – quand je marche dans la rue avec mes écouteurs, je m’imagine dans un clip. Petite, c’était quand j’étais sur la balançoire… Des clips, tout le monde en a des géniaux dans la tête. Je me rend compte que la musique offre une nouvelle dimension : avec un mot donné du texte, tu colles une image qui lui apporte un écho différent. La musique m’intéresse beaucoup et j’adore bosser avec Angèle. Elle m’a donné envie d’agrandir encore plus le champ des possibles, pour bosser avec d’autres artistes.
Tu travailles souvent avec des femmes, et tu les photographies de ton point du vue féminin. Est-ce qu’il y a quelques chose de militant dans tes images ?
Oui, mais je n’ai pas envie d’avoir une photographie moralisatrice : j’ouvre un champ des possibles, j’offre une interprétation et je n’oblige à rien. Mais plus je grandis et je découvre le monde qui m’entoure, et plus je mûris des réflexions. Tout ce qui s’est passé en 2017 pour les femmes, c’est génial.
En vérité, c’est à partir de 2014 que j’ai commencé à parler des femmes et de féminisme, avec mes séries The Real Boobs et Claudette. Même plus jeune, je disais que j’étais contre les injustices faites aux femmes : ça m’a toujours semblé aberrant que cela existe. Je n’ai pas compris tout de suite que la photographie pouvait apporter quelque chose au débat : maintenant, je propose un regard là-dessus. Parce que pour moi, la différence entre féminin et masculin existe, mais elle est due à 80% à la société. En soi quand tu nais, je ne pense pas que les différences soient aussi fortes que celles que l’on fabrique après.
D’ailleurs, je travaille sur un troisième clip, un peu surprise, et plus engagé. Le féminisme ne se voit pas toujours au premier abord dans mes images, mais j’ai envie d’affiner ça. Ce troisième clip va vraiment aller dans cette direction. C’est du gros travail mais… j’ai hâte !
Retrouvez le travail de Charlotte sur Instagram ou son site web.
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