“We are like the dreamer”.Tout se relie, tout fait sens, et en même temps tout se disloque et tout nous échappe. Les fils épars et les pistes disjointes de la série sont en train de se réunir pour converger vers la ville de Twin Peaks. Mais on n’a pas plus de certitudes. On constate seulement que depuis la déflagration de l’épisode 8, la livraison de cette semaine a été la plus riche et la plus dingue de la saison, et ce, malgré l’absence des clones de Dale Cooper.
Comme on l’avait prédit la semaine dernière, Philip Jeffries, alias Bowie, a bien fait un bref retour dans l’épisode 14. On l’aperçoit dans un flashback tiré de Twin Peaks Fire Walk With Me. De plus, le générique de fin porte cette dédicace claire et nette : “In Memory of David Bowie”. Le chanteur figure dans un rêve en noir et blanc de Gordon Cole (D. Lynch), qui se trouve à Paris à une terrasse où il prend un café avec Monica Bellucci (dans son propre rôle). Ce qui semble insensé dans ce rêve emberlificoté dont l’actrice italienne exprime la complexité par ses phrases sibyllines, c’est que tout cela, toute cette séquence parisienne, n’est là que pour rafraîchir la mémoire de Cole. Cela l’aide à se souvenir que Jeffries avait émis des doutes sur la réalité de Cooper. Si notre petit doigt nous dit que Cooper pourrait faire lui aussi une apparition à Paris, cet épisode, où il n’est présent que dans un flashback, est aussi le plus sombre. Et l’un des plus remuants, oniriquement comme dramatiquement.
https://www.youtube.com/watch?v=MAFJdLRVfyU
Une aventure cruelle et primitive
En fait, à part la prestation de Lissie, torch-singer folk-rock un peu convenue qui clôt le bal, ce n°14 est un bijou lynchien. En dehors de quelques digressions hors sujet, comme les bruits insensés d’un laveur de carreaux (invisible), qui semblent scotcher (ou déchirer les tympans du sourdingue) Gordon Cole, ou bien l’histoire démente qu’un jeune Anglais raconte à James Hurley, cet épisode laboure avec frénésie des pistes déjà amorcées. Exemple : la folie de Sarah Palmer ou bien l’excursion des flics de Twin Peaks dans la forêt, qui va les mener très très loin… Le principe de la mise en abyme (présent dans le rêve de Gordon Cole), revient lors de la séquence incongrue et belle où Andy, l’un des policiers de Twin Peaks, est projeté dans un vortex et atterrit dans la White Lodge près du géant, désormais nommé the Fireman, où il visionne littéralement un digest de l’épisode 8 sur un écran. Ce n’est rien à côté d’autres séquences où resplendissent la sauvagerie et la cruauté lynchiennes (dans la prison de Twin Peaks et surtout dans la scène du bar avec Sarah Palmer, dont la violence est étayée par des sons travaillés). Lynch reste un primitif, ou un naïf, si l’on veut. Cela fait la puissance de son cinéma.
https://www.youtube.com/watch?v=ppFpVz56QOk
L’affaire du gant en caoutchouc
Dans le n°14, tout converge vers Twin Peaks. Pourtant ce qui compte n’est pas la narration ni les progrès obtenus dans une quelconque enquête (sur quoi au fait ?), mais un principe d’incertitude généralisé, qui rend n’importe quel élément du récit changeant et angoissant. Cela prend la forme d’une fuite en avant permanente, enrichie à chaque instant par de nouveaux subplots, liés ou non aux principaux segments narratifs, qui attisent les braises de notre fascination. Exemple : le passage déjà évoqué du jeune Anglais qui raconte à James comment il est arrivé à Twin Peaks et pourquoi il ne peut plus enlever le gant en caoutchouc qu’il porte à la main droite. Ce passage rappelle par sa logique surréelle la scène à laquelle Eraserhead (Tête de gomme), premier film de Lynch, doit son titre : la tête d’Henry ayant été expulsée de son corps, est récupérée par un fabricant de crayons qui en extrait la matière de ses gommes. De même, l’histoire du gant est aussi folle qu’inutile, mais elle suscite, comme certaines ambiances sonores, une certaine réceptivité inquiète. Elle nimbe l’atmosphère. Une atmosphère noire et impénétrable. Donc, l’épisode 14 n’engendre pas l’hilarité, mais il fouaille les tréfonds de cet univers infernal qui n’a plus grand-chose d’humain. L’origine des maléfices et des malheurs des personnages réside dans d’incompréhensibles manipulations se déroulant dans un Au-Delà sans dieux ni religions. Un espace supérieur et omnipotent, dont les voies sont également impénétrables. Certains commentateurs voient dans tout cela des influences cabalistiques ou astrologiques. Des adeptes de Twin Peaks se réfèrent à la “Lune noire”. Oui, mais encore ?