Dans Crac Crac, la nouvelle création Canal+ Décalé, Monsieur Poulpe délaisse les shots de vokda et fait la part belle aux “sexonautes” en tout genre.
“J’ai pris un thé gourmand…”, glisse Monsieur Poulpe dans un café cosy du XIe arrondissement de Paris. “… donc choisis un dessert, les plaisirs de la bouche, c’est important”, s’amuse-t-il sans délaisser son laconisme languide. Pâtisseries et grivoiseries, on ne pouvait rêver meilleur teasing à son émission Crac Crac, qu’il qualifie de “montagnes russes du sexe”. La nouvelle création Canal+ Décalé s’incarne en ce chef d’orchestre (présentateur et producteur), grand brun qui, baskets aux pieds, se sape en veston bien cintré car “c’est une émission rentre-dedans, mais qui se lave les mains avant”.
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Celui qui s’est plu à secouer le CSA au shaker avec ses Recettes pompettes a enfin son shot culturel à lui. Un show socio-sexo (dont la rédaction en chef est assurée par Carole Boinet des Inrockuptibles) avec un générique en forme de partouze pour mieux convoiter le mélange des genres. S’enjambent virées immersives à la rencontre des amoureux solitaires (fétichistes des baskets), entrevues en chic compagnie (Baptiste Lecaplain, Nora Hamzawi), porno fait maison avec “Hollywood Boulard” et apartés délurés (ceux de la zinzin GiedRé). Le phrasé freestyle d’un Poulpe très Gai-Luron gotlibien en guise de fil rouge.
Génération “porn culture”
“Poulpe a l’alcool gai et le cul rigolo”, se gaussent Nicolas et Bruno, les créateurs de Message à caractère informatif. La série culte revient dans Crac Crac pour souffler ses 20 bougies. D’où cette sensation de spleen qui nous saisit, d’autant plus que se ressassent les images fortes de la culture Canal, celles du porno du samedi et ses enlacements de corps cryptés. Mais du bas-ventre au cerveau, c’est bien la nouvelle chair que Crac Crac célèbre, celle de la génération “porn culture”, moins friande des VHS usées de Brigitte Lahaie que des tubes gorgés de gonzos.
Depuis ses premières bafouilles sur la chaîne Nolife et la création en 2011 de son programme à sketchs Le Golden Show – aux côtés de Davy Mourier et François Descraques –, Monsieur Poulpe ne cesse de revendiquer l’état d’esprit mi-détaché, mi-décomplexé des enfants de Pornhub, ces vilains garçons geeks un peu déboussolés qui pourraient réciter par cœur les saillies d’Orelsan. Si Crac Crac convoque au fil d’excursions polissonnes ce goût très actuel pour le bon mot trash, la dérision acide et les dick pics, la prose absurde qu’épuisait Poulpe sur le plateau du Grand Journal – puis sur celui de L’Emission d’Antoine – se met ici au service d’un éveil des sens.
“C’est une vraie émission sociétale, instructive et sex positive, qui désacralise le sexe, pose des mots dessus sans se sentir obligée de tourner sept fois sa langue dans sa bouche”, nous raconte Vanessa Brias, associée à Poulpe au sein de Ninja, qui produit l’émission, et habituée à canaliser les teams Studio Bagel et Golden Moustache. Rythme langoureux et lumière tamisée, on s’affale sur un canapé ou au coin d’un bar pour parler déboires vaginaux, dépucelage et dating, mais sans sombrer dans le côté beauf de la force. Un terrain glissant, car, déplore Poulpe, “le souci avec une émission aussi ‘open’, c’est mon pénis”.
“Des personnes pas juste libertaires ou libertines, mais libres”
D’où cette foisonnance des féminités au sein du staff, de la production à l’écriture, jusqu’à la famille : c’est sa propre mère qu’il met en scène dans le “Club de lecture”, salon de thé où le troisième âge effeuille sans entraves le pire de la littérature lubrique. “On veut montrer des personnes qui ne sont pas juste libertaires ou libertines, mais libres”, décoche Vanessa Brias, fière de défendre “un show dé-genré que peuvent aussi bien regarder les homos, les hétéros ou les trans”.
Une vocation “pop” chargée de “relâcher la pression sociale du cul” et entièrement portée par l’entrain stand-up de Poulpe, réjoui qu’on lui file carte blanche. “Cela fait douze ans que je vis de ce métier, or j’ai l’impression de tout commencer ici. On a enfin fini de picorer le saucisson sec, le repas peut débuter”, lâche-t-il.
Et le buffet n’a rien d’anodin. A l’heure où la clique de Quotidien s’agite sur TMC, et en attendant le retour du Burger Quiz sur la chaîne du groupe TF1, des fantaisies comme Crac Crac et Importantissime de Chris Esquerre (lire ci-contre) font office de bastions de résistance, chapeautés par la directrice des créations originales Arielle Saracco – “la magicienne”, dixit Vanessa Brias. “Saracco est dans la droite lignée d’Alain de Greef : elle suscite une télévision de l’offre et non de la demande, cette ‘demande’ fantasmée par les mecs qui vendent des bidons de lessive et s’improvisent directeurs des programmes”, cinglent Nicolas et Bruno.
“Des rails assez solides pour dérailler”
Quand on lui glisse à l’oreille trois mots sur ce sacrosaint “esprit” Canal dont il serait l’un des derniers élèves turbulents, Poulpe se marre : “Crac Crac, c’est surtout l’esprit Equidia ou France 3 Auvergne, tu vois.” Puis confesse être flatté de “faire partie de ce nouveau reboot créatif chez Canal, où tu trouves encore des gens qui souhaitent que les choses partent en couille, posent des rails assez solides pour te permettre de dérailler”.
Un adage qui sied aux slaloms contrôlés du loustic, “rigoureux dans le foutage de merde” selon ses dires. Antoine de Caunes, qui l’a connu “alors qu’il habitait encore dans son petit studio pourri station République”, voit en lui “un adepte de l’antijeu, à la maladresse très travaillée, assez contrôlé pour jouer à l’incontrôlable”. Un faux branleur qui aurait suffisamment assimilé les codes du PAF pour se permettre aujourd’hui “d’en investir les interstices, les marges, les coins”.
Des bleds ruraux aux orgies berlinoises, ce désir de zoner dans les souterrains n’a jamais été aussi explicite que dans Crac Crac. Mais la vraie transgression “décalée” éclot au fil des tunnels, de tous ces creux dilatés et respirations étendues, rares à l’écran – Bérengère Krief qui parle avec ses pieds, Baptiste Lecaplain qui sextote en roue libre. Poulpe appelle cela ses “bacs à sable”, “non pas des ‘silences’, mais des ‘errances’, des instants qui ‘cassent’ le flux de l’objet télévisuel conventionnel”. On s’impatiente de découvrir ses futures errances.
Crac Crac Chaque deuxième jeudi du mois, 22 h 20, Canal+ Décalé. Nouvel épisode, “Le Nombre”, le 8 février, et le 13 sur Canal+
Décalé, avec Esquerre aussi
Egalement sur Canal+ Décalé, Chris Esquerre et Les Zozos Migrateurs : et si cette thématique de la chaîne cryptée était le nouvel eldorado ?
“On va pas faire une hebdo sur la mortadelle…” Difficile d’oublier cette sentence saugrenue issue des prémices d’Importantissime, la pastille acidulée de Chris Esquerre. O joie, toute une salve de saillies vous attend dans une troisième saison aux épisodes étendus (quinze minutes chacun). Esquerre y reprend son rôle d’animateur désabusé, odieux obsédé de l’Audimat, cynique tout en moues dédaigneuses prêt à éjecter un stagiaire parce qu’il porte un T-shirt C dans l’air.
A cette posture de petit personnage scrutant son staff de haut pour mieux niveler le PAF vers le bas s’ajoute la griffe Esquerre, cette apparence policée du salaud qui s’ignore, source d’apartés cinglants et surréalistes, abusant d’une novlangue très salée en ces temps de start-up nation. La saveur de cette minisérie satirique, c’est sa vision à moitié fantasmée – à moitié seulement – du cirque télévisuel, de l’adaptation du “format américain qui a fait un flop” aux faits divers (“Y a un gamin qui menace de se jeter de la tour Eiffel, c’est génial ça !”) entre deux focus sur les emojis et les vérandas. Le tout transcendé par un salvateur “nonsense” – un employé engage une grève de la faim pour obtenir “un baiser de Sophie Marceau”.
Douce ironie que de voir Importantissime squatter Canal+ Décalé. Cette année, la directrice des créations Arielle Saracco torpille justement les codes de cette télé soumise aux diktats de l’audience. Sa grille des programmes s’étire en diagonales. Des sexonautes de Crac Crac, l’émission cul-turelle de Monsieur Poulpe, aux sensations (fortes) suscitées par l’haletant Calls de Timothée Hochet, jusqu’aux tribulations documentaires des Zozos migrateurs, retour dépaysant de la team Action discrète, l’esprit Saracco célèbre sens et facéties. Pour rester actuel sans sombrer dans la frénésie, rien ne vaut un pas de côté. De l’air du temps, en décalé.
Importantissime Chaque vendredi, 22 h 20, Canal+ Décalé
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