Flamme intacte et amitié réapprivoisée, le quatuor sort enfin un troisième album, onze ans après son implosion. Critique et rencontre.
« Tu es le survivant de plus d’une vie”, chante Peter Doherty sur You’re My Waterloo, l’un des sommets du nouvel album des Libertines. Cette ballade poignante a beau avoir été composée il y a des années, on est frappé par ce constat lucide et prémonitoire. Eté 2004, juste avant la sortie de leur deuxième album, les Libertines se désintègrent. Après une escalade de tensions, les trois frères d’armes de Peter Doherty prennent leurs distances : il pourra réintégrer le groupe dès qu’il se sera débarrassé de ses addictions.
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Depuis l’échec de cet ultimatum, on s’était résigné à voir séparément Peter Doherty et Carl Barât, les leaders, chanteurs, guitaristes et songwriters du quatuor. L’un avec ses Babyshambles ou pour sa brillante carrière solo, l’autre avec Dirty Pretty Things (aux côtés du fidèle Gary Powell à la batterie), en solo ou plus récemment à la tête des Jackals. Leur réconciliation n’avait jusqu’à présent débouché que sur des concerts nostalgiques, comme beaucoup de reformations de groupes, pour glorifier les “good old days”.
Mais les Libertines ne sont décidément pas taillés dans la même étoffe que les autres. En début d’année, leur projet de troisième album se concrétise. Leur esprit imprévisible est contrebalancé par un mélange de complicité, de créativité et de bonne volonté. Ces tendres retrouvailles se prolongent sous nos yeux, dans une chambre d’hôtel où le duo nous accueille à bras ouverts. On assiste alors à un grand ping-pong verbal où chacun finit les phrases de l’autre, joue un air à la guitare acoustique pour illustrer ses propos, ou mime une scène pour évoquer un souvenir.
Un charisme captivant
Esprit fulgurant dans un corps cabossé par des années d’excès, Peter Doherty prouve à nouveau qu’il est loin de la caricature de rock-star que beaucoup se bornent à voir en lui. La veille, il nous a demandé d’apporter notre livre ou film préféré. On leur demande comment ils réagissent face à cette réputation plus orientée sur le chaos qui les entoure que sur leur musique. “C’est frustrant, reconnaît Peter, mais dans un sens notre musique est centrée sur l’excès elle aussi. Une fois qu’on attire l’attention, on peut essayer de montrer notre autre visage.” Il revient sur leurs débuts à Londres :
“Imagine-nous, assis dans un bus de nuit pour rentrer chez nous après avoir passé la soirée dans le West End à essayer de draguer une Française, en vain. Un soir, on a vu un mec dans ce bus avec trois Françaises ! C’était Scarborough Steve (membre fondateur du groupe – ndlr) et il est descendu au même arrêt que nous. C’est là le début des Libertines. C’est là qu’on s’est dit qu’il fallait qu’on trouve un leader avec un certain je-ne-sais-quoi. Depuis, on a trouvé ce que c’était, mais à l’époque c’était un je-ne-sais-quoi !”
Nous aussi, on sait ce que c’est : ce charisme captivant qui inonde Anthems for Doomed Youth du début à la fin, cet élan flamboyant qu’ils ont hérité des plus beaux joyaux de la couronne (des Kinks aux Smiths, de The Clash à The Jam), ces mélodies miraculeuses (Gunga Din, Barbarians) qui éclipsent leurs frasques les plus abracadabrantes…
Un album enregistré en Thaïlande
Sur la pochette, le logo du groupe est resté le même. On note deux écritures différentes pour le titre, celle de Carl et celle de Peter – un détail qui en dit long sur leur amitié retrouvée, tout comme le fait de partager le micro, parfois sur la même chanson. “On a eu la même façon de composer qu’avant”, commence Carl avant d’être coupé par Peter : “Comme quand tu es petit et que tu dis : ‘Prems !’ On faisait aussi des paris au billard : celui qui gagne la prochaine partie a le droit de chanter le premier couplet de tel morceau.”
Cet hiver, Carl s’est rendu plusieurs fois en Thaïlande au chevet de Peter, pour l’encourager dans sa cure de désintoxication. Lors de ces visites, ils ont recommencé à écrire à quatre mains avec l’idée, une fois la cure terminée avec succès, de rester sur place pour enregistrer un album. D’avril à mai, le quatuor s’est retrouvé dans un studio au bord de la mer, loin de Bangkok et de ses tentations. Sur le sublime Iceman, on entend le son des vagues. Contre toute attente, la production de Jake Gosling (One Direction) s’adapte sobrement à leur son désordonné et souligne leur spontanéité.
Cette passion démesurée et ce besoin permanent de jouer explosent pendant leurs concerts. Quand on lui demande comment il se sent sur scène, Peter se confie :
“J’y suis complètement dévoué, pour le meilleur et pour le pire. Ça peut être très douloureux. Mais c’est là que je me sens moi-même, libre, parfois pris au piège aussi. C’est tout ce que j’ai envie de faire, et tout ce que je fais va vers ce but.”
Devant l’intimité de ce binôme fusionnel, on a parfois l’impression de tenir la chandelle mais leurs questions incessantes, difficiles à canaliser, nous font entrer dans la danse. “Il faudrait que j’apprenne à coudre, se lamente Peter, que je trouve quelqu’un pour raccommoder mes drapeaux, mes idées. Tu sais coudre ?” On répond que oui, plus ou moins, et Carl rebondit : “On a un travail pour toi. Peux-tu raccommoder nos chansons ?” Peter se joint à lui : “Peux-tu recoudre tout ça et l’améliorer ?” On réplique qu’elles n’ont besoin de rien : c’est cette beauté instable qui fait tout le charme de leur musique et de leurs personnalités.
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