Groupe majeur depuis plus de vingt ans, le trio américain revient avec un album âpre et variable, né dans la colère, le doute et la frustration. Rencontre et critique.
On sait depuis deux décennies que Low, certainement l’un des groupes les plus durablement beaux de l’ère moderne, est assez peu porté sur la gaudriole multicolore, fait rarement chanter les sardines, ne tirelipimpone pas des masses sur le chihuahua. Toujours magnifiques, lents et violents, les albums des mormons américains ont oscillé entre le gris anthracite, pour les plus lumineux, et le noir absolu pour ceux que la dépression à mèche lente d’Alan Sparhawk a infusés avec le plus de force.
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Porté par l’indélébile merveille Just Make It Stop, produit par Jeff Tweedy de Wilco, superstar du rock indé US, le précédent, léché, beau mais relativement sage The Invisible Way faisait plutôt partie de la première catégorie. La (légère) rémission morale n’aura pas duré : son magnifique successeur, Ones and Sixes, replonge le groupe dans la noirceur, la tension en filigrane, la violence slowcore qui ont dessiné ses albums les plus marquants, Trust (2002) en tête.
Hanté par le décès de son père
Ones and Sixes n’a ainsi fait que suivre Alan Sparhawk dans les méandres abyssaux d’un nouvel effondrement de son taux de sérotonine. La bête sombre qui dévore depuis toujours et dévorera à jamais ses humeurs a de nouveau pleinement kidnappé l’Américain, englué dans le labyrinthe existentiel, enragé par le délabrement moral de son pays et la cruauté du monde et, surtout, hanté par le récent décès de son père. “Je me bats toujours contre moi-même, explique-t-il lors d’une interview d’une rare intensité. Je reste la même personne. Mais, sur de nombreux plans, on empire en vieillissant. Les choses se gravent en toi, tu réalises avec l’âge que ce que tu es ne changera pas, le portrait ne fait que se préciser. Certains fardeaux s’alourdissent, encore et encore et encore. Certaines personnes arrivent à mettre, peut-être inconsciemment, ces questions sous le tapis. Chez moi, ça reste là, en permanence, et ça m’affecte.”
“Mon père est mort il y a à peu près un an. Beaucoup de questions ont alors surgi. Celle de la détérioration inéluctable des corps et des âmes. La question, tout simplement, du sens de l’existence : comment justifier la vie si elle ressemble à ça, à quelque chose qui empire de manière inéluctable, à cet empilement de fardeaux ? Mon père était comme une version amplifiée de moi. Je dois dire que nous étions très similaires. Pareillement bizarres – ses bizarreries étaient heureusement plus prononcées que les miennes. Me rendre compte de cela a été dur : de manière très primale, j’ai pris conscience de ce qui m’attend. Et mon père étant mort, je suis désormais en première ligne.”
Un disque qui se révèle de bout en bout d’une absolue beauté
Le grand malheur des uns peut, dans certains cas, faire le bonheur de tous. Né dans le tumulte intime, la frustration, la colère et le doute insolubles, Ones and Sixes se révèle de bout en bout d’une absolue beauté. Il ne bouleverse pas l’art des Américains mais, avec l’aide du producteur BJ Burton, installe leurs chansons, mélodies et mariages vocaux bouleversants dans un territoire sonique sombre, postapocalyptique, un sillon crasseux de mort et de brutalité.
Ones and Sixes souffle, susurre, crache mais confine une rage qui semble vouloir, à tout instant, exploser en un champignon atomique formidable et terminal. Déroulé de grandes chansons âpres et poussiéreuses, très variables mais toujours noires, il frotte certaines de ses splendeurs mélodiques à une électronique famélique, les anime d’un pacemaker rouillé et souffreteux (l’introduction parfaite Gentle, l’obsédante No Comprende, la dramatique de The Innocents). Les rares lumières qui caressent son cœur noir semblent n’être que celles d’un soleil mourant (les presque pop mais poisseuses What Part of Me ou Kid in the Corner ou le quasi-hymne Lies, les belles à pleurer Congregation ou DJ). Il ne détone véritablement qu’une fois, sur les presque dix minutes des terrifiantes, turbulentes et électriques montagnes russes de Lies.
“Je suis fier de ce disque, de son honnêteté, de la manière dont nous avons essayé, musicalement, d’explorer d’autres territoires. Ones and Sixes est l’expression d’une certaine confusion mentale. Il reflète un moment où je regarde l’état dans lequel je suis, le monde dans lequel j’évolue, et où je réalise que quelque chose cloche profondément. Je cherche une solution, une réponse. Mais la lutte pour comprendre est infinie : à chaque étape, de nouvelles questions surgissent, sans réponses elles non plus. C’est comme poignarder l’obscurité : c’est ce que je fais en permanence.”
Sur Ones and Sixes, Sparhawk, sa femme et immense chanteuse Mimi Parker et leur camarade Steve Garrington poignardent l’obscurité mais ne la tuent pas : ils la rendent, paradoxalement, sublime et désirable.
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