Depuis vingt ans, l’équipe du Zapping de Canal+ s’empare de la télécommande pour révéler la face cachée des images télé. Un décryptage ludique et malin.
Comme toutes les rares émissions de télé qui durent, Le Zapping repose sur une idée simplissime théorisée par Michel Denisot il y a vingt ans : condenser en trois minutes les images clés d’une journée de télé à travers une quinzaine d’instants désopilants. Une sorte de résumé attrape-tout, où le spectaculaire le dispute au futile, l’événementiel au superficiel, le dérapage au bavardage.
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Sauf que le programme d’une compilation objective a vite excédé son objectif de neutralité pour s’orienter vers un pur exercice d’interrogation du regard. Interpellé par l’étrangeté, la violence, la beauté parfois du monde tel que le reflète la télé, le téléspectateur du Zapping s’interroge aussi sur son statut de voyeur face à la satiété du spectacle. Comme l’avait prophétisé le critique Serge Daney dès le milieu des années 80 dans Libération, le téléspectateur s’est transformé en zappeur. Si au Zapping ils en tirent même un salaire, la condition de zappeur est le signe le plus fort de la grande transformation télévisuelle des vingt dernières années. La force de l’émission est d’avoir pressenti la radicalité de ce tournant et de l’avoir, non sans ironie, inscrit au coeur de la machine qui l’organise. Au point de devenir un rendez-vous incontournable, sans la vision duquel le téléspectateur averti se sent comme dépossédé du monde. Grâce à la vision du Zapping, se perpétue le sentiment diffus (et trompeur) de coller à la vie, même si elle est moche.
Contemporain de l’émergence de l’art du mix en musique, dès le milieu des années 80, le Zapping a infiltré la télévision avec ses techniques du cut, de l’écho, de l’échantillonnage, du croisement entre des images qui font moins sens par elles-mêmes qu’à travers leur confrontation. Le flair des équipes conduites depuis vingt ans par Patrick Menais repose sur cette malicieuse tentation de donner du sens aux images grâce au montage. Une image ne se suffit pas toujours en elle-même ; c’est dans le télescopage avec d’autres qu’elle devient percutante. L’un des effets de signature les plus courants du Zapping repose ainsi sur l’art de souligner les différentes manières qu’ont les chaînes de traiter le même événement. Encore une question de regard.
Pour célébrer les 20 ans de leur épopée magnifique, les zappeurs obsessionnels ont organisé quatre grandes soirées jusqu’en décembre qui condensent chacune cinq années d’actualité. La première revisite les années 89-93 : autant dire une époque de pure déflagration qui donne le vertige, autant par ce qu’elle raconte que par les souvenirs intimes qu’elle réactive en chacun d’entre nous. De la chute du mur de Berlin aux chutes des excités sur le plateau de Ciel mon mardi, de la libération de Nelson Mandela aux Avis de recherche, de l’invasion du Koweït à La Nuit des héros, la soirée orchestre une symphonie funèbre saisissante. D’où ressort, par-delà les effets marquants de l’actualité politique et internationale, une étrange sensation de faire face à une page assez trash de l’histoire de la télé, dégoulinante de bons sentiments et de vulgarité, en particulier sur la Une. Mais aussi de crises de fou rire dont le jeu Tournez manège fut le moteur inégalé.
Fruit d’un travail colossal de consignation de pépites dans la masse des traces de ce tournant du début des années 90, cette première soirée est, en creux, une leçon d’histoire contemporaine. Même sans le filtre d’une parole analytique, ces images entrechoquées développent mécaniquement chez le téléspectateur le sens critique. En le confrontant aux signes d’un monde à peine englouti, le Zapping a cette vertu de transformer le spectateur passif en acteur réflexif. Parce qu’il touche à la matière la plus quotidienne qui soit – l’image télé –, que chacun s’approprie avec ses propres codes et souvenirs, Le Zapping réussit un pari paradoxal : faire de la télé le lieu de l’écho condensé du monde en même temps que le lieu de son questionnement éclaté. L’air de rien, c’est très fort.
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