Dans un billet de blog à l’acide, le journaliste indépendant David Dufresne (ex-Libé, ex-I-Télé, ex-Mediapart) prend la défense de Denis Robert, mis en cause dans le procès Clearstream, et shoote dans la fourmilière des « journalistes d’investigation ». Des Etats-Unis où il tourne un webdocumentaire sur les prisons, il s’explique sur son coup de gueule.
Qu’est-ce qui a déclenché votre envie d’écrire ce billet ? Vous parlez de « règlements de comptes-rendus ». Un événement particulier vous a décidé à prendre la défense de Denis Robert et à dégainer sur le milieu de l’investigation ?
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Outre une bonne partie des comptes rendus du procès Clearstream 2, à charge contre Robert, univoques et à mémoire courte, l’élément déclencheur est cet appétit incroyable de la presse dite « sérieuse » pour une telle mascarade. Mais le véritable point déclencheur est le fait, tout bonnement, de me trouver à des milliers de kilomètres de la France pour le tournage de mon webdocumentaire sur les prisons. Soudain, je me suis senti libéré d’un poids. Le poids du voisinage, des cousinages, des amitiés, le poids des habitudes. Le poids de ces déjeuners dont je parle dans ma tribune, ces déjeuners en ville entre journalistes, plein de suffisances et de médisances. Le poids des sourires entendus, des silences partagés. Et puis, il y a eu une rencontre. Avec une toute jeune journaliste de Denver. Elle a 21 ans, vit dans le pire quartier de la capitale du Colorado, dans une maison pourrie, et abat un travail monumental sur le monde carcéral. Un choc de voir cette silhouette frêle, ce regard cassé et cette volonté énorme. Qui va au contact, cherche, fouille, se démène. Un modèle. Ma défense pro domo de Denis Robert part donc de là, du symbole. C’est important, les symboles, non ? Elle va au-delà de Denis, que je ne connais, en fait, que de lectures ou presque — nous avons dû nous croiser deux ou trois fois, guère plus. Je ne défends donc pas un ami, mais un frère d’armes. C’est aussi bien, d’ailleurs.
Vous avez des mots très durs envers vos confrères : « pas de quartier pour le voisin, pas de pitié pour le concurrent », « pas toujours regardants sur la camelote », « à l’affût du bilan comptable », ayant un « plaisir subtil […] à regarder les corps bouger en haut de la corde ». Vous avez dit que vous iriez plus loin dans votre livre sur Tarnac, mais pouvez-vous expliciter ces termes, qui dénotent des expériences précises…
Les exemples ? Ils sont légion. Mais, à dire vrai, ce sont bien plus les rouages de l’investigation qui m’intéressent que les écarts de tel ou tel. La machine doit être démontée, pas les machinistes. Précisément ce que la majorité des investigateurs – pas tous – se refusent bien souvent à faire, préférant le storytelling et la peoplisation des affaires. Comment est-on passé des flux d’argent opaques à la baston façon cour de récré Sarko-Villepin ? Comment la presse a-t-elle accepté de se vautrer dans un tel vaudeville? A vendre de l’investigation express, de l’enquête au long cours bâclée en deux rendez-vous et trois PV? Comment ce qui devrait/pourrait être/était l’un des genres nobles du métier, avec le reportage, est devenu un produit d’appel, une savonnette toute juste bonne à permettre à quelques éditorialistes de glisser sur l’actualité ? L’affaire de Tarnac est en effet un beau cas d’école. Course à la quête du PV, du rapport de police, de l’indiscrétion judiciaire, quitte à balancer tout et n’importe quoi, à faire dérailler des trains qui n’ont pourtant été que stoppés. Et, surtout, une propension frénétique à rester dans 90% des cas dans la seule logique policière. Comme si celle-ci était unique ou même suffisante. Voilà les limites de l’investigation actuelle à mes yeux : se contenter bien souvent des petits éléments factuels (absolument essentiels mais résolument trop courts), pour oublier les lignes de force, les enjeux profonds, les rencontres, la pâte humaine. La mise en danger de soi-même, de ses certitudes, la confrontation avec tous les acteurs, et pas seulement ceux issus des institutions. Un oubli qui, de plus, conduit à une folie douce : quoi de plus terrible pour un journaliste que de mettre en cause quiconque (je dis bien quiconque) sans jamais (ou sans toujours) avoir le courage, le temps ou l’honnêteté intellectuelle de s’adresser directement aux intéressés, en se contentant d’une parole recueillie dans des conditions particulières (chez le policier, chez le juge)? Ceci est pourtant devenu monnaie courante, y compris dans les titres les plus galonnés. Comme tout le monde, ça m’est arrivé de le faire. Et ça, je ne veux plus. Je ne le supporte plus. Ma tribune pour Denis Robert en est la traduction. Avec une presse aux abois économiques, on exige désormais aux « scoop men » de telle ou telle publication des obligations de résultats, de publier des rapports de police in extenso, à peine anonymisés, où l’on laisse traîner des noms voire des adresses de quidams, plus ou moins impliqués dans des affaires. Les investigateurs n’ont plus le temps. Car, en arrière fond, une concurrence démente fait rage. Un marché où le scoop perd de sa valeur sitôt qu’il est Googlisé, comme une voiture neuve perd 40% de sa valeur dès qu’elle sort du garage. Il y a quelques années encore, on détenait un scoop plusieurs heures, voire un ou plusieurs jours. Ce temps est révolu. Il a ouvert le champ de l’ultra concurrence. Je persiste : l’investigation, c’est le capitalisme le plus dur appliqué au journalisme. Des sociologues devraient se pencher là-dessus : le plus attristant est que bien des investigateurs sont des gens de gauche, venus là, parfois, par une sorte de quête d’idéal journalistique. Qu’en ont-ils fait? Qu’en avons nous fait ?
Quel genre de respect et/ou d’admiration portez-vous à Denis Robert ? Vous aimez ses méthodes de travail, son intégrité, le contenu de ses enquêtes ? D’où vient selon vous sa réputation d’enquêteur peu précis, bille en tête, voire obsessionnel ?
J’apprécie ce que j’appellerai sa vision romantique du métier. Une vision atypique qui chagrine bien des confrères et doit justement plaire à certains de ses soutiens. Cette façon de dire « je », de ne pas se cacher derrière une neutralité de façade, d’être allé au plus loin, de se mettre en danger, sans se contenter du crachotis du fax ou du confort des PV. Il y a dans ses livres une humanité autrement plus pertinente que bien des successions de numéros de comptes bancaires… A mes yeux, on peut révéler de plusieurs manières. La subjectivité en est une. Aller au-delà des logiques et calendriers judiciaires, aussi. C’est ce que Denis Robert a fait, me semble-t-il. Comme d’autres avant et après lui. Un autre point que j’apprécie est sa façon de partager ses doutes, dans ses livres comme dans ses interviews, de reconnaître, parfois, ses limites. De revenir sur ce qu’il a dit, car une enquête n’est jamais finie. Qualité rare dans le métier, du moins publiquement. C’est une question d’école : il y a ceux qui ne supportent pas, et ceux qui viennent du Gonzo, qui savent que l’émetteur d’information n’est jamais neutre et qui le disent. Je fais partie de ceux qui ont rêvé en lisant Hunter S. Thomson : qui d’autre que lui a mieux saisi le Nixon des années Viêt-Nam ? Et puis, contrairement à certains, que Denis Robert soit tour à tour romancier, journaliste, écrivain, peintre, ne me gène pas le moins du monde. Au contraire. J’aime savoir d’où parlent les gens, qui ils sont, ce qu’ils vivent. Le sérieux de Denis Robert… Qui a fait mieux que l’Appel de Genève ? Quant à l’obsession, je préfère ce mal là, si c’en est un, à la normalité ambiante, qui voudrait qu’une enquête chasse l’autre, qu’un gros titre en bouscule un autre, que l’on passe de la sursaturation d’une affaire à plus rien. Et que rien ne change.
Dans la « jungle » de l’investigation, y a-t-il encore des journalistes que vous estimez, en dehors de lui ?
Oulah ! Il y en a un paquet. A Libé, au Monde, à L’Express, au Point, à Inter, au Canard, ailleurs. Mais je ne voudrais pas le moins du monde être le distributeur de bons points. Je laisse ça à d’autres. Dernièrement, je dirais Roberto Saviano, pour sûr. Gomorra, avec ses mille touches impressionnistes, ses «je», ses incursions personnelles, en dit mille fois plus que des tonnes d’articles standards. Preuve que la sacro-sainte règle qui voudrait qu’il n’y ait de rigueur qu’objective est d’une belle connerie.
On peut avoir un avant-goût de ce que vous allez balancer sur l’affaire de Tarnac ?
En dehors des aspects factuels, parfois passionnants – comme la guerre des polices au plus haut niveau, les nouveaux moyens de surveillance ou l’arsenal anti-terroriste à géométrie variable – j’essaierai de mettre justement toutes les cartes sur la table. De raconter par le menu qui j’ai vu, comment, et à quelle fréquence. De décortiquer comment l’«information» s’est fabriquée. Dans les ministères, dans les journaux, sur le Net. De raconter aussi comment je me suis fait avoir par tel ou tel, mes doutes, mon désenchantement sur le métier, ma joie de rouler vers la Corrèze, d’entendre et de voir des gens que tout oppose prendre des risques (judiciaires ou de carrière), parce que les uns et les autres croient en un idéal.
David Dufresne prépare en ce moment un webdocumentaire sur l’industrie des prisons en Amérique, Prison Valley avec le photographe Philippe Brault, produit par Upian.
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