Après presque trente ans de vie commune, Philip Roth tue son double littéraire, l’écrivain juif new-yorkais Nathan Zuckerman. Exit le fantôme est son livre le plus triste, un condensé des désillusions d’un homme qui pense à sa fin. Interview.
Quand un écrivain décide d’en finir avec son alter ego de fiction, on peut craindre le pire. Une façon de classer ses papiers, de préparer sa mort ? Ce serait compter sans l’extraordinaire vitalité de Philip Roth, dernier des géants des lettres américaines encore en vie. Alors que Saul Bellow, Norman Mailer et John Updike sont morts récemment, Roth se révèle plus prolifique que jamais, avec déjà trois romans écrits après la parution américaine d’Exit le fantôme (Exit Ghost, 2007), cet adieu crépusculaire et définitif à Nathan Zuckerman, sa créature de papier. Zuckerman disparu annoncerait-il la renaissance d’un nouveau Roth, plus vif que sa créature ?
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Quand l’auteur de Portnoy et son complexe fit naître Zuckerman, avec The Ghost Writer en 1979 (L’Ecrivain fantôme), trente ans exactement avant de le renvoyer dans les limbes, c’était pour mettre en scène un jeune écrivain en herbe face à un monstre sacré de la littérature, le vieillissant E. I. Lonoff. Invité dans sa maison, Zuckerman assistait au départ de sa femme et à l’intronisation de sa jolie remplaçante, l’étudiante Amy Bellette, maîtresse de Lonoff. Dans Exit le fantôme, la boucle est trivialement, fatalement bouclée, comme si le piège qu’est toute vie se refermait douloureusement sur Zuckerman lui-même, devenu un nouveau Lonoff sans échapper au pire du commun des mortels : la maladie et la mort.
Quand le livre s’ouvre, c’est un Zuckerman incontinent et impuissant à la suite d’un cancer qui se rend à New York après onze ans d’une retraite monacale vouée à l’écriture. Arrivé à Manhattan, il croise une vieille femme dont le crâne rasé avec cicatrice indique un cancer du cerveau. Il reconnaît Amy Bellette, la jeune étudiante qui l’avait fait fantasmer et avait épousé Lonoff.
Exit le fantôme n’est pas un roman sur la mort. C’est, pire que ça, un roman sur la fin : la perte de mémoire et l’effacement des traces du passé, l’attraction pour une jeune femme impossible à satisfaire parce que l’on ne peut plus bander, la beauté de l’art impossible à préserver dans une époque rompue à la révélation trash et au tout-biographique. Epoque incarnée ici en la personne de Kliman, un jeune homme harcelant à la fois Bellette et Zuckerman pour l’aider à écrire la bio de Lonoff dans laquelle il s’apprête à révéler ses secrets les plus indicibles.
Exit le fantôme n’est pas un Philip Roth de la trempe de La Contrevie ou de La Tache, mais c’est certainement son livre le plus symptomatique, celui où entrent en collision toutes ses obsessions (dont la haine du politiquement correct), celui où il s’offre, sur plusieurs pages, le plaisir d’intégrer comme des brouillons de dialogues – une façon de dévoiler un peu les coutures de son travail. Non, pour Philip Roth, la littérature n’est pas la vie. Peut-être la contre-vie, ou encore la sur-vie. Quelque chose qui le tient constamment, lui qui arrive à notre rendez-vous fixé à New York dans les bureaux de son agent, Andrew Wylie, à quelques pas de l’Upper West Side où il vit, avec vingt minutes de retard : “Vous comprenez, j’étais en train d’écrire”. Inutile de préciser que Philip Roth est charmant. Disponible et infiniment drôle. Comme si, à 76 ans, tout moment présent, même s’il s’agit d’une interview, se devait d’être réussi. Plus vivant que jamais.
ENTRETIEN >
Vous avez écrit neuf romans avec Nathan Zuckerman. Comment vous êtes-vous servi de cet alter ego de fiction ?
Philip Roth – Ça a commencé dans les années 70 quand je voulais écrire au sujet de la naissance, de la construction d’un écrivain aux Etats-Unis. Et d’un écrivain juif. C’était une comédie. A l’époque, je n’envisageais pas d’écrire neuf livres avec Nathan Zuckerman. J’ai même cru en avoir fini avec lui au moment de L’Orgie de Prague. J’allais moi-même beaucoup à Prague dès 1971, trois ans après l’invasion par les Soviétiques, et j’avais édité des écrivains d’Europe de l’Est. Entre 1977 et 1984, j’ai vécu à Londres et écrit un livre situé entre Londres, New York et Jérusalem parce que j’avais commencé à me rendre régulièrement en Israël… La Contrevie est un tournant important de cette série dite des Zuckerman. Les histoires s’y contredisent. J’ai écrit ce qui me venait à l’esprit et j’étais inquiet de voir cette contradiction apparaître dans le texte. Mais j’ai alors pensé qu’il me fallait faire confiance au livre et laisser venir les choses. Il faut toujours faire confiance à ce que l’on écrit. J’utilise souvent la métaphore de la pêche pour parler de l’acte d’écrire : vous lancez votre ligne et vous attendez d’attraper quelque chose… Il faut continuer à lancer jusqu’à ce que ça morde. J’ai alors pris conscience que Zuckerman était présent dans La Contrevie, non pas comme un personnage mais comme un cerveau. Un oeil. Plus tard, quand j’ai écrit Opération Shylock, Le Théâtre de Sabbath ou Pastorale américaine, ce roman sur la guerre du Vietnam mais pas de manière frontale, en observant plutôt ses conséquences sur les êtres, j’ai trouvé que Zuckerman était encore une fois très pratique. Je pouvais m’en servir comme d’un enregistreur. Il est mon cerveau, mon coeur. Il est celui qui imagine l’histoire. Même s’il n’est pas vraiment présent dans Pastorale américaine, il en est la base.
Pourquoi en finir avec lui ?
Je me devais de mettre fin à ce cycle, sinon j’aurais pu mourir et Zuckerman aurait toujours été présent. Je préfère le finir lui plutôt qu’en finir moi. Je voulais aussi qu’il meure avant moi, pour ne plus être tenté de l’utiliser dans mes romans. Exit le fantôme est un livre triste, sur la douleur de la perte, comme celle de la mémoire, la douleur de ne vivre qu’à moitié. Et c’est exactement cela que je voulais écrire car c’était la meilleure façon pour moi d’en finir avec Nathan Zuckerman. Depuis, les livres que j’ai écrits sont différents : Everyman en 2007 (Un homme), Indignation l’année dernière, The Humbling qui sort maintenant aux Etats- Unis, et Nemesis qui paraîtra en janvier 2010 en Amérique, sont un cycle de quatre romans courts. Je voulais voir si je pouvais écrire des livres d’environ 200 pages comme Le Joueur de Dostoïevski ou L’Eternel Mari de Tolstoï. Cette forme est très excitante pour moi. Voilà pourquoi je devais me libérer de Nathan Zuckerman : est-ce que j’étais capable de voir d’autres personnages dans d’autres circonstances ?
Certains de ces romans traitent de la fin de la vie d’un homme. Pourquoi cette obsession de la mort ?
Devinez ! (rires) En fait, ce n’est pas une obsession, je n’y pense pas constamment, mais c’est devenue une préoccupation, comme un nouveau sujet d’étude. Mes amis sont tous morts ces six dernières années. Mon frère aussi, il y a un an. Comme disait l’écrivain V. S. Naipaul, j’appartiens désormais au club des enterrements une fois par mois. Ce serait presque étrange dans ce cas de ne pas penser à la mort, et plus encore, dans mon cas, de ne pas écrire à ce sujet. Ce sont aussi des livres qui interrogent le sens de la vie. J’ai une théorie : Dieu est Aristophane. Car si Dieu est Aristophane, alors la vie a un sens : c’est une plaisanterie tragique.
Dans Exit le fantôme, vous montrez qu’après le 11 septembre 2001, les Américains étaient totalement paumés et la société en plein délitement. Comment voyez-vous notre époque ?
J’essaie toujours d’écrire des histoires qui saisissent quelque chose de l’Amérique qui, je l’espère, est essentiel. Dans Exit le fantôme, je voulais restituer l’état d’esprit de jeunes gens qui, après le 11 Septembre, commencent à en avoir marre de l’Amérique et remettent leur pays en question. Quant à l’époque… ça n’a jamais été le paradis, vous savez, mais aujourd’hui nous sommes en train de patauger dans la boue de ce que Saul Bellow appelait un “enfer de débilité”. Le représentant de ces crétins, dans mon livre, c’est Kliman, celui qui s’acharne à vouloir écrire une bio qui révélerait tous les secrets d’un grand écrivain.
Est-ce une réaction au livre qu’a publié votre ex-femme, l’actrice Claire Bloom (Leaving a Doll’s House, 1996), qui racontait vos dix-sept ans de vie commune et où elle vous accusait d’être un égocentrique misogyne ?
Vous croyez vraiment que je vais vous répondre ? (rires) Etre écrivain n’est jamais anodin et peut provoquer des réactions très violentes. Je l’ai découvert à mes dépens avec Portnoy et son complexe : les lecteurs juifs étaient furieux contre moi, me reprochant d’avoir trahi l’image des Juifs. Je n’avais que 26 ans. On me demandait sans cesse comment ma famille avait réagi à la lecture de Portnoy. Or il faut savoir que quand un écrivain naît dans une famille, alors cette famille est foutue. Vous pouvez être un fils formidable, un frère, un mari, un père, un amant génial, dès que vous commencez à écrire, tout ça n’a plus d’importance. L’écriture vous mène obligatoirement à autre chose. Comme disait Gustave Flaubert, vous pouvez être un bourgeois dans la vie et être très violent dans vos écrits.
Vous avez mené une vie bourgeoise ?
De façon intermittente. Depuis 1971, j’ai une maison très calme que j’adore dans le Connecticut. J’ai aimé y vivre avec la femme de ma vie, quand j’en ai eu une. J’ai énormément apprécié la domesticité, énormément. L’intimité, la régularité. Mais j’aime aussi l’aventure, l’excitation, tout l’opposé.
Dans Exit le fantôme, vous montrez la différence entre une conversation que Zuckerman a avec la femme qui lui plaît, et la façon dont il en rend compte en la recréant sous forme de dialogue. Pour un écrivain, la fiction est-elle toujours plus forte que la vie réelle ?
Quand je suis avec des gens, si quelque chose se dit d’intéressant, j’essaie de m’en souvenir pour l’écrire. Je tiens un journal, j’y consigne ce que j’ai entendu mais pas toujours fidèlement. “Enregistrer” n’est pas suffisant pour moi. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui n’a pas été dit et qui aurait pu l’être, ce qui aurait pu se passer… le “et si ?”. La réalité n’est pas ennuyeuse, mais la fiction met en relief les points intéressants, même quand vous “enregistrez” l’ennui. La fiction est, à mon sens, le seul lieu adéquat pour absolument tout, le non-dit comme les choses dites. Si Zuckerman se met à écrire sur cette fille dès qu’il rentre à l’hôtel, c’est parce qu’il a envie de la connaître, et l’écriture lui sert à ça. Je me souviens d’avoir suivi une fille dans les rues de Rome un jour, et lorsqu’elle s’est plainte à un policier, celui-ci lui a répondu : “Mais enfin madame, cet homme veut seulement faire votre connaissance.” (rires)
Vous avez voté pour Barack Obama ?
Bien sûr ! Pour qui d’autre, franchement ?
Vous auriez pu trouver Sarah Palin sexy…
Elle est sexy, c’est vrai. Elle est tellement inadéquate que cette inadéquation fait d’elle une créature sexuelle. Et puis sa bêtise est érotique… Cela dit, l’intelligence l’est aussi. Mais après tout, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Obama est la seule chance qu’ait eue l’Amérique depuis longtemps. C’est une bénédiction. Notre pays a été tellement malchanceux depuis des décennies : ça a commencé en 1963 avec l’assassinat de J. F. Kennedy, ça a continué en 1968 avec celui de Bobby… Perdre ainsi des leaders aussi exceptionnellement forts, intelligents, visionnaires, ça a été un vrai désastre. Si les Kennedy et Martin Luther King avaient vécu, l’histoire des Etats-Unis et du monde aurait été complètement différente… Certes les problèmes sont colossaux en Amérique aujourd’hui, mais nous avons enfin une vraie intelligence, un intellectuel à la Maison Blanche. Cela dit, j’aimais bien Clinton aussi. Je lui en veux de ne pas s’être méfié de ses ennemis, qui le guettaient. Mais il est vrai qu’il faut beaucoup de grandeur d’âme à un homme pour ne pas profiter de la possibilité d’une fellation…
Chaque année, vous êtes pressenti pour le prix Nobel de littérature et vous n’êtes jamais choisi. Comment le vivez-vous ?
Disons que l’enfant en moi serait ravi de l’avoir, mais alors l’adulte devrait faire le voyage jusqu’en Suède, et à mon âge, je ne supporte ni les longs trajets ni le jet-lag. Mais l’enfant en moi est très, très fort… John Updike, qui était un colosse – il n’y avait rien qu’il ne pouvait écrire –, ne l’a pas reçu. John Cheever, qui était le Vermeer de la littérature américaine, non plus. C’est dire que pour un Américain, blanc, c’est très difficile d’avoir le Nobel. Je suis juif, j’ai peut-être une chance…
A 76 ans, quel regard portez-vous sur votre vie ?
Ma vie, c’est ce qui m’est arrivé, littéralement. Les livres que j’ai écrits, les amis que j’ai eus, les femmes avec qui j’ai vécu, la santé, tout cela est venu à moi… Vous pensez que c’est vous qui faites advenir les choses, comme le fait croire la psychanalyse, mais c’est faux. Dans la vie, tout n’est qu’une question de chance : un matin vous tournez au coin de la rue et vous rencontrez la personne qui va gâcher les six prochaines années de votre vie. Si vous aviez été dans l’autre sens, vous auriez rencontré celle qui vous aurait rendu heureux. La seule chose que vous puissiez contrôler, c’est votre travail. Je n’ai pu contrôler que l’écriture. Et encore… Je ne sais pas si j’ai réussi ou raté, tout ce que je peux dire, c’est que j’ai fait de mon mieux. C’est exactement cela : j’ai fait du mieux possible.
Exit le fantôme (Gallimard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie-Claire Pasquier, 326 pages, 21 €. En librairie le 8 octobre.
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