L’aggravation des écarts entre les salariés protégés et ceux sans statut forme le vrai scandale des politiques publiques, analyse Eric Maurin dans une réflexion sur le déclassement en France.
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Bio Express
ÉRIC MAURIN Economiste et sociologue, directeur de recherche à l’EHESS, Eric Maurin travaille sur la question des inégalités et des ségrégations sociales, scolaires et territoriales. Son nouvel essai, La Peur du déclassement, approfondit sa lecture de la société française déjà entrevue dans L’Egalité des possibles, puis dans Le Ghetto français, sur les questions plus ponctuelles de l’emploi ou de la ségrégation urbaine.
Qu’est-ce que le déclassement ?
C’est une perte de statut, une chute soudaine dans la hiérarchie sociale. On a un rang et on le perd. Par exemple, quelqu’un se fait licencier au milieu de sa vie et perd toutes les protections qu’il avait accumulées : on a là tous les ingrédients d’un déclassement. C’est une rupture de contrat, au moins implicite, entre la personne et la société, d’où bien souvent un profond sentiment d’injustice.
Quelle est l’importance du phénomène ?
Il y a une réalité douloureuse du déclassement. En même temps, à l’échelle de la société tout entière, il reste objectivement marginal. En 2009, en pleine crise économique, 350000 personnes ont été licenciées et ont perdu un emploi protégé. C’est énorme, mais c’est à peine plus qu’en 2004, lors du dernier ralentissement économique. Et à peine 1 % de la population active. Ce sont des drames, mais leur nombre reste objectivement faible et stable dans le temps. En réalité, ce n’est pas le déclassement qui augmente, ni la fréquence des pertes de statut, mais leur valeur. Celle de ce que l’on perd si jamais le déclassement nous atteint. Par exemple, ce ne sont pas les déclassements de diplômés qui se multiplient, mais la valeur des statuts scolaires qui augmente. Contrairement à une idée reçue, la valeur des diplômes n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Les inégalités entre diplômés et non-diplômés n’ont jamais été aussi considérables. Comme les inégalités sur le marché du travail entre statut protégé et statut précaire. Les inégalités, la valeur des statuts sont le déterminant fondamental de la peur du déclassement, de la peur de perdre ce que l’on a.
Qu’est-ce qui alimente cette peur ?
Les enquêtes sur la peur de l’avenir montrent une chose : plus les emplois sont protégés, plus les personnes sont inquiètes. L’inquiétude est directement indexée non pas sur la fréquence à laquelle on perd ce que l’on a mais sur l’ampleur de ce que l’on perd si l’accident social arrive. Paradoxalement, les citoyens les plus inquiets sont ceux des pays où les protections sont les plus fortes et les plus irréversibles.
Comment réformer notre modèle social ?
Il est extrêmement difficile à faire bouger. Quand vous essayez de le réformer, vous avez toujours affaire à une partie de la population qui a déjà payé très cher sa position sociale et s’oppose à toute remise en cause de ses statuts. Ce sont par exemple les fonctionnaires surdiplômés, pour qui le statut n’a pu s’obtenir qu’au prix de beaucoup d’efforts scolaires puis éventuellement d’un emploi sousqualifié. Il y a toujours une partie de la population qui a joué le jeu et qui légitimement se dresse contre toute remise en cause de ses efforts. Il y a aussi, chez de nombreuses personnes, un véritable attachement pour le modèle lui-même. Le passage de l’Ancien Régime à la Révolution n’a pas détruit ce qui est considéré comme enviable dans notre pays : obtenir des dignités permanentes contre des protections permanentes. Ce qui a changé depuis la Révolution, c’est ce que ces dignités ne se transmettent plus de père en fils, mais se rejouent à chaque génération.
Cette peur nourrit-elle notre conservatisme social ?
La peur peut libérer une énergie de résistance extrêmement forte. Tout le monde mobilise le plus possible ses ressources pour ne pas chuter, car la chute est perçue comme irréversible. Ce sont bel et bien des questions de vie ou de mort sociale. Sur les marchés résidentiel ou scolaire, quand il s’agit de choisir une école par exemple, les familles mettent tout en oeuvre pour obtenir le meilleur contexte pour leurs enfants. La peur est un déterminant implacable de beaucoup de nos comportements sociaux et politiques.
Les bobos font donc passer leurs intérêts individuels avant le collectif ?
On ne peut leur en vouloir. On peut militer pour une société plus mixte et être séparatiste quand il s’agit de sa progéniture. On peut vouloir changer les règles du jeu mais, en attendant, jouer à fond avec les anciennes pour sauver ses propres enfants. Une contradiction particulièrement lourde au sein des classes moyennes et supérieures, celles-là mêmes qui ont les moyens de conjurer l’éventualité du déclassement.
Comment désamorcer cette peur ?
On ne peut pas se satisfaire des divisions, du ressentiment et des séparatismes que génère la peur du déclassement dans la société, surtout à gauche. Il faut essayer de réduire les enjeux de statut, rendre moins irréversibles les sanctions scolaires et sociales. De nombreuses pistes de réforme sont déjà connues, qui s’inspirent des systèmes scolaires ou de la flexisécurité scandinaves par exemple. Mais l’approche technocratique traditionnelle ne suffit pas. Il faut également régler un problème culturel et politique. Passer d’un équilibre politique à un autre demande aussi de faire évoluer les représentations, de rendre enviable des choses qui ne le sont pas encore. Seul le talent et le volontarisme politique peuvent produire cela.
La Peur du déclassement, une sociologie des récessions (Seuil), 95 pages, 10,50 €
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