Toxique, son journal de désintox tenu en 1957 et Des bleus à l’âme, un roman-essai où elle jette son mythe à la figure de ses détracteurs. Du très grand Sagan réédité.
Vous avez 20 ans et vous venez de débarquer à Paris, vous vous promenez une nuit d’été à Saint-Germain-des-Prés et vous croisez le mythe parisien par excellence, Françoise Sagan, à bord d’une voiture étincelante. C’est l’âge où la vie, comme cette nuit d’été, comme Paris, promet d’être une suite de coïncidences merveilleuses – toujours. Pour l’heure, avant de vous mettre à vivre pour de vrai, vous lisez Proust, Flaubert, Dostoïevski, Modiano et Sagan. Vous savez que tous vous parlent de la vie que mènent les adultes, mais vous savez que vous y échapperez, que la vie ne vous aura pas, parce que vous n’êtes pas si bête… Vous êtes encore de l’autre côté d’un miroir que vous vous jurez de traverser sans tomber dans les mêmes pièges décrits à longueur de romans.
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La force et la poésie de Françoise Sagan, c’est d’écrire depuis ce côté du miroir : éternelle enfant qui observe le monde des adultes et son cortège d’implacables médiocrités, de joies sensuelles, de micro et macro-lâchetés, de bonheurs amoureux vite évaporés. Mais qui observe ce monde et le restitue avec la connaissance des adultes mêmes. Des années plus tard, vous relisez Sagan, Des bleus à l’âme parce que réédité avec Toxique, et vous tombez sur une phrase qui dit à peu près que la vie vous coince toujours. Vous comprenez alors que vous non plus, vous n’avez échappé à rien… et que vous auriez mieux fait de mieux lire Sagan : toute son oeuvre ne parle que de cette impossibilité- là.
C’est Toxique, journal tenu en 1957 lors de sa première cure de désintox (qui sera un échec), épuisé depuis sa première sortie et enfin réédité aujourd’hui, qui aurait dû étonner, marquer, faire événement, or c’est Des bleus à l’âme qui l’emporte. Composé de fragments, envahi par les dessins ultradatés de Bernard Buffet, Toxique pourrait même paraître anecdotique s’il ne marquait un tournant quasi historique dans la vie et l’oeuvre de Françoise Sagan : comment elle commença à se droguer, par accident, littéralement. A la suite de son grave accident de voiture en 1957, gavée de morphine pour fuir la douleur, Sagan devient accro.
Si Toxique marque le basculement d’une jeune fille fêtarde dans son propre mythe – drogues dures, dépendance, etc. –, Des bleus à l’âme est le livre de l’acceptation de ce “mythe” auquel on la renvoie toujours, mythe ou plutôt poncifs qu’elle jette à la figure de ses détracteurs avec panache, humour, et une très profonde intelligence. Bref, deux textes comme les deux extrémités d’une même corde.
Des bleus à l’âme, petite chose hybride qui, l’air de rien, est magnifique, est l’une des propositions littéraires les plus étonnantes qu’on ait lues. Sagan y tente un roman typiquement saganien à la limite du pastiche – luxe, voitures, amours faciles et cyniques, frivolité, bref, tout ce que les mauvais critiques lui reprochèrent – mais le court-circuite d’emblée d’une sorte de journal intime, de ses commentaires, de son humeur contre ces critiques mêmes, de ses pensées. Quand l’auteur fait irruption dans son roman et vous en montre les coulisses et se met à vous dire ce qu’elle pense de tout, d’elle et de l’époque – et aussi distante qu’une enfant avec le monde des adultes, elle se pose une marche au-dessus, ou un pas de côté, de l’époque même et de son esprit de sérieux, des clichés du temps (on est en 1971 et 72, mais ce temps-là vu par Sagan ressemble au nôtre – puissance d’un écrivain que de rendre le particulier universel).
Face à la vie, face au succès, “ma seule solution, et je m’en félicite vivement, était de faire ce que j’avais envie de faire : la fête. Ce fut une bien belle fête, d’ailleurs, entrecoupée de romans divers et de pièces diverses. Et là finit mon histoire. Après tout, qu’est-ce que j’y peux ? Ce qui m’a toujours séduite, c’est de brûler ma vie, de boire, de m’étourdir. Et si ça me plaît, à moi, ce jeu dérisoire et gratuit à notre époque mesquine, sordide et cruelle, mais qui, par un hasard prodigieux dont je la félicite vivement, m’a donné les moyens de lui échapper”. Echapper aux diktats de toute époque parce qu’ils vous éloignent de vous-même, au sérieux de toute époque parce qu’il vous contraint à vivre en hypocrite – trahir l’époque plutôt que se trahir soi.
“Et d’ailleurs, comment ne pas être reconnaissante à ce masque délicieux, un peu primaire, bien sûr, mais qui correspond chez moi à des goûts évidents : la vitesse, la mer, minuit, tout ce qui est éclatant, tout ce qui est noir, tout ce qui vous perd, et donc tout ce qui permet de vous trouver. Car on ne m’ôtera jamais de l’idée que c’est en se colletant avec les extrêmes de soi-même, avec ses contradictions, ses goûts, ses dégoûts et ses fureurs que l’on peut comprendre un tout petit peu, oh, je dis bien, un tout petit peu ce que c’est que la vie.”
Cette frivolité de Sagan, comme disait Jean Cocteau, est le meilleur antidote à l’angoisse – et pour être angoissé, avoir conscience de l’angoisse, l’analyser si bien, il faut ne pas être si frivole que ça. Elle avait toujours parlé du succès de Bonjour tristesse comme d’un accident. Et c’est encore un accident qui, plus tard, la mettra sur le chemin de sa chute. Et c’est peut-être le plus bouleversant message que Sagan nous aura délivré, avec son corps, avec ses livres : toute vie n’est qu’un long accident.
Toxique (Stock), 84 pages, 15€ ; Des bleus à l’âme (Stock), 176 pages, 16,50 €, en librairie le 14 octobre
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