Pilier du Manhattan underground des années 80, le cinéaste Jim Jarmush suit de près les mutations de sa ville fétiche. Les années punk sont bien finies, mais rien ne peut tuer l’esprit de New York.
Contemporain des années punk new-yorkaises puis de la mouvance No New York, cousin de quartier et de culture des Ramones, de Richard Hell, de Lydia Lunch et autres Lounge Lizards, inventeur du ciné indé contemporain avec le cultissime Stranger than Paradise, Caméra d’or au Festival de Cannes en 1984, Jim Jarmusch est une icône des marges culturelles des trente dernières années. De passage à Paris avant la sortie de son polar contemplatif, The Limits of Control, il nous parle de l’évolution de son pays et de sa ville.
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ENTRETIEN >
Votre cinéma est multiethnique, multilingue… Peut-on dire aussi qu’il était postracial avant que ce concept ne soit popularisé par Barack Obama ?
Jim Jarmusch – J’espère qu’il l’est. Il est surtout postnationaliste. Je n’aime pas le nationalisme. Certes, je suis américain, mais je n’y suis pour rien, c’est le hasard qui m’a fait naître là. Je me sens citoyen du monde. Depuis que je suis ado, si je découvre quelque chose qui vient de France, d’Inde, de Chine, de n’importe où, si ça me touche, je me l’approprie. Je fais partie de la culture blanche occidentale, mais mes amis sont blancs, noirs, indiens, américains, africains… Si un acteur me plaît, quelle que soit sa nationalité ou sa couleur de peau, seul compte mon désir de le filmer. Je ne raisonne pas en termes de frontières. L’imaginaire est sans passeport.
Néanmoins, vous avez un passeport américain. Avez-vous voté à la dernière élection présidentielle ?
Le soir du vote, quand je suis allé me coucher, les news annonçaient Obama en position favorable. En me réveillant le lendemain, je me suis dit que j’avais dû rêver. J’ai allumé la télé et j’ai reçu un choc : Obama avait en effet gagné ! J’étais heureux comme jamais. Cela dit, je pense que notre système bipartisan est ridicule. C’est comme un gigantesque jeu d’échecs. Je savais qu’Obama allait facilement gagner l’Etat de New York, où je vis et vote. J’ai alors fait comme souvent : j’ai appelé un ami vivant dans l’Ohio. Lui et moi voulions voter pour les Verts, en espérant qu’ils aient assez de voix pour peser un peu dans notre jeu politique. J’ai proposé à mon ami de voter pour les Verts à New York à condition que lui vote pour Obama dans l’Ohio, un Etat où sa victoire était moins sûre. Vote de conviction à New York, vote utile en Ohio. Le système est monopolisé par les deux grands partis démocrate et républicain.
Vous aimeriez que d’autres sensibilités politiques soient mieux représentées ?
Bien sûr. J’ai pensé prendre ma carte du parti républicain pour subvertir leurs primaires de l’intérieur en votant pour leur candidat le plus nul ! Mais, à mes yeux, les démocrates sont bien pires. Avec les républicains, on sait à qui on a affaire. Ils sont intéressés par le profit et l’affirment fièrement. Les démocrates sont mous et lâches, et me mettent en colère.
N’y a-t-il pas contradiction entre votre méfiance des démocrates et votre bonheur de voir Obama président ?
Sur pas mal de points, on peut être déçu de la première année de présidence d’Obama. Mais c’est un homme intelligent, sensible, généreux. On n’avait pas eu un président avec de telles qualités depuis Jimmy Carter. Clinton aussi était un homme bien, mais pas un bon président. Les autres sont des reptiles carnassiers. Le problème avec Obama, c’est qu’il conduit un paquebot géant et on aimerait qu’il prenne des virages plus rapidement et plus radicalement. Evidemment, on ne peut pas piloter un paquebot comme une voiture de course, mais quand même. Prenons l’industrie automobile : il les a sauvés de la faillite alors qu’il aurait pu dire : “Si vous développez les voitures propres, on vous aide ; si vous ne le faites pas, on vous laisse crever, c’est votre problème.” Pareil avec le système financier : il est entouré des mêmes types de la banque Goldman Sachs, qui étaient déjà dans l’administration Bush. Sa politique financière consiste à mettre un pansement sur une blessure mortelle. En même temps, il essaie vraiment… L’Amérique va se retirer d’Irak, il va se battre pour réformer le système de santé, il y a des choses positives.
Que pensez-vous des attaques racistes dont il est victime ?
Elles ne me surprennent pas du tout. Il y a encore des quartiers de New York qui relèvent de l’apartheid. Il existe aux Etats-Unis une ségrégation économique qui correspond aux différences ethniques. Obama essaie d’être diplomate sur cette question, il ne veut pas se faire caricaturer comme “nègre sauvage”. Il ne faut pas oublier non plus que c’est un centriste, pas un messie révolutionnaire. Mais c’est quand même un immense soulagement qu’il soit là. Pendant les années Bush, j’avais honte d’être américain. A l’étranger, je disais aux chauffeurs de taxi que j’étais canadien ! Mais j’ai un espoir : que les jeunes grandissent avec des idoles noires. Le petit Blanc du fin fond du Kansas écoute Jay-Z ou regarde LeBron James (basketteur de la NBA – ndlr). L’élection d’Obama atteste de cette évolution des mentalités. J’adore aussi sa femme, Michelle. Elle a créé un jardin bio à la Maison Blanche. Elle est très cool.
Vous êtes perçu comme un “cinéaste new-yorkais”. Vivez- vous toujours à New York ?
Oui, en partie en ville, en partie à la campagne, dans les montagnes Catskill, à deux heures de route au nord. Là-bas, on est isolé, entouré d’animaux sauvages : des ours, des coyotes, des cerfs, des dindes sauvages, c’est génial. J’aime cet équilibre entre la nature et mon quartier du Lower East Side.
New York a-t-il énormément changé depuis les années punk, à vos débuts ?
Ah oui, complètement. Mais cette ville a toujours beaucoup évolué. Il y a des périodes que j’aime moins que d’autres. Αujourd’hui, l’immobilier domine l’esprit de la ville. New York a constamment essayé de piquer l’argent des gens. Il n’y a pas de ressources naturelles à New York, et donc la ville a toujours été peuplée d’escrocs, de gens qui vous séduisent et vous truandent ! New York se fiche un peu de son histoire, elle est en mouvement. Si on l’aime vraiment, on ne peut pas être nostalgique de telle ou telle période. Bien sûr, j’aimais les années punk et je me souviens de ce graffiti qui disait “US, dégagez de New York !” En un sens, New York n’est pas l’Amérique. C’est une ville idéale pour les gens qui ont des idées parce qu’il y règne une grande liberté. Personne ne vous surveille, il n’y a pas le qu’en-dira-t-on provincial. La crise économique va peut-être rendre New York à nouveau aussi intéressant qu’à l’époque punk. Dans mon quartier, il y avait des boutiques à la mode ces dernières années. Maintenant, elles ferment les unes après les autres.
La ville n’a-t-elle pas été “nettoyée” par l’ère Giuliani, qui a rasé des quartiers entiers et poussé les pauvres vers les banlieues ?
On l’appelait Gouliani, comme dans goule. Il voulait réduire la ville à un marché immobilier juteux. Il a en partie réussi. En partie seulement, parce qu’on ne peut pas tuer l’esprit de New York. C’est une ville faite de gens venus du monde entier. On ne peut pas contrôler une population aussi multiculturelle.
Ce New York post-Giuliani est-il encore une ville pour les artistes ?
Le quartier de Williamsburg, à Brooklyn, a remplacé le Lower East Side d’il y a trente ans. Ça bouge aussi dans certains quartiers du Queens où les loyers sont moins chers pour les jeunes artistes. C’est moins vrai pour Manhattan, mais il y a toujours des endroits de New York où émergent de nouveaux groupes, des microscènes.
Avez-vous connu un mouvement new-yorkais comparable à ce que furent les années 1976-1984, avec les punks, le CBGB, vos débuts, ceux du cinéaste Amos Poe ?
Comparable, non, notamment à cause de l’explosion des loyers. En Europe, la scène la plus excitante est sans doute Berlin, parce que le logement y est moins cher. Pendant les années punk, nous habitions tous le même quartier, on vivait en bande, on pouvait sortir n’importe quel soir et rencontrer des potes… Aujourd’hui, c’est plus dispersé. La proximité de bande et de quartier me manque, mais je ne suis pas du tout nostalgique. Je déteste l’esprit ancien combattant. L’océan d’idées est le même, les vagues vont et viennent. Il y a aussi internet. Et les All Tomorrow’s Parties, ces rassemblements de groupes indé, organisés en Angleterre et dans le nord de l’Etat de New York. Ça se déroule dans un ancien centre de vacances décati, c’est fantastique. J’y suis allé il y a trois semaines, j’ai vu onze groupes en un jour et demi ! Les Melvins, Shellac, Deer Hunter, Animal Collective, Caribou, No Age avec Bob Mould, les Flaming Lips… C’était génial. Le lieu tombe en ruine, ça pue, les tapis sont abîmés, l’eau est marron, mais c’est cool ! Hey, deux mille rock’n’roll kids ne peuvent pas niquer la place parce qu’elle est déjà niquée ! C’est tout en intérieur, on peut se balader avec son verre partout, d’un concert à l’autre, il n’y a pas de barrages, pas de contrôles, pas de sponsors, c’est très libre. Il y a une zone VIP, vide, car personne n’a envie de se comporter en VIP. Très cool, ce rassemblement de gens qui partagent les mêmes centres d’intérêt, c’est l’équivalent de la scène new-yorkaise des seventies.
Le nouveau film de Jim Jarmusch, The Limits of Control, sort en salle le 2 décembre
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