Après les prolétaires dans La Raison du plus faible, le cinéaste Lucas Belvaux se penche sur le patronat dans Rapt, inspiré de l’enlèvement du baron Empain il y a trente ans. Il pose ici son regard sur les patrons.
Après La Raison du plus faible, sur des chômeurs qui se révoltent, tu réalises Rapt, sur l’enlèvement brutal d’un puissant et riche chef d’entreprise. Comment et pourquoi passe-t-on du prolétariat au patronat ?
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Lucas Belvaux – Ma démarche est plus cinématographique que politique, même si la politique n’est jamais loin. Le plaisir de cinéma est de filmer, quel que soit le lieu, la classe sociale. Les personnages peuvent être aussi intéressants dans les milieux d’affaires que dans le prolétariat. Quoi que l’on filme, le regard politique est là, de façon plus ou moins sous-jacente. Par ailleurs, c’est facile d’émouvoir avec des personnages fragiles, ça marche automatiquement. Ce qui m’intéressait dans Rapt, c’était parler de la barbarie à partir d’un personnage antipathique : patron, héritier, riche, arrogant…Mérite-t-il pour autant d’être séquestré et torturé ? Je ne voulais surtout pas attraper les gens avec des sentiments faciles. Le plus important dans une société, c’est la place de l’homme. Si je suis contre la torture, je ne peux pas accepter qu’on enferme un homme ou qu’on lui coupe le doigt, même si cet homme est un patron suffisant.
Etait-ce un risque de faire un film sur un patron héritier, en période de crise majeure et de remise en cause des classes dirigeantes ?
C’était le défi principal. Je ne suis pas bien dans notre époque. Je la trouve passionnante, et en même temps, je suis angoissé par ce qu’elle annonce. Depuis à peu près un siècle, on vivait sous une sorte de contrat social républicain qui, sans faire abstraction des problèmes et conflits, nourrissait le projet d’une humanité relativement apaisée. Ce projet-là n’est plus et on va vers des ruptures radicales : l’utilitarisme, l’homme-marchandise, etc. Mais j’ai beau ne pas être d’accord du tout avec ce que représente mon personnage, il ne faut pas oublier l’homme derrière sa fonction sociale, c’est essentiel.
Tu filmes remarquablement le milieu du haut patronat, ses codes, son habitus, la manière de se tenir… Comment t’es-tu documenté ?
Je n’ai pas fait de recherches particulières. J’ai eu l’occasion de croiser de hauts dirigeants dans ma vie, dans mon métier, on les voit dans les médias. Je ne connais pas particulièrement ce milieu, j’en ai une connaissance iconographique. Et c’est ce qui passe finalement dans le film : la façon de se tenir, de s’habiller, de s’exprimer, la syntaxe… Le casting a été fondamental. Anne Consigny est issue de la bourgeoisie. Yvan Attal, pas du tout. Mais s’il ne vient pas de la haute, Yvan dégage une sorte d’assurance, une autorité naturelle, une aisance qui convenaient parfaitement au rôle. En même temps, il a en lui une fragilité, une mélancolie qui étaient aussi intéressantes. André Marcon est également excellent, mais il y a une nuance : il incarne celui qui est parvenu au sommet par le travail et le mérite, alors que Attal/Graff est un héritier, tout lui est dû. Ils représentent deux types différents de grands patrons.On se disait parfois à propos du personnage joué par Marcon qu’il avait un côté Eichmann : le pur et froid technicien qui a obéi aux ordres et fait son métier le mieux possible, sans états d’âme. Il ne s’agit pas de dire que le patronat, c’est le nazisme, mais il y a un paradigme du pragmatisme qui est terrifiant. Au nom du pragmatisme, on supprime des milliers d’emplois et on met des milliers de personnes sur le carreau. Au nom de l’efficacité, rien d’autre n’existe.
Il suffit de voir ce qui se passe à France Telecom : au nom de nouvelles techniques de management, on pousse les gens au suicide. Un suicide est certes un geste intime et comportant une part de mystère, mais cela fait des années que la médecine du travail annonçait que nous allions vers de graves problèmes. Les gens finissent par intérioriser que, s’ils n’atteignent pas les objectifs impossibles qu’on leur fixe, c’est de leur faute, ils ne savent pas s’adapter, ils sont nuls, etc. Et tout ça est conceptualisé, voulu, c’est effrayant. Les dirigeants vont peut-être se rendre compte que ces méthodes sont contre-productives et revenir à des méthodes moins brutales. Mais ils le feront au nom du productivisme, pas au nom de l’humanisme.
As-tu rencontré le baron Empain ?
Avant et pendant le tournage, non, parce que je ne voulais créer un rapport d’empathie en amont, je tenais à garder la bonne distance. Après, je lui ai proposé de voir le film, ça me semblait la moindre des choses, mais je lui ai laissé toute liberté : voir le film ou pas, le voir en ma présence ou pas, me faire part de ses réactions ou pas… Il a trouvé le film très juste, il ne s’est pas senti trahi. J’étais soulagé, je n’aurais pas aimé le faire souffrir. Mais il a aussi été très remué. Il faut se souvenir que le juge d’instruction avait à un moment soupçonné le baron Empain d’avoir organisé son propre enlèvement, et cela alors qu’Empain n’était pas encore libéré par ses ravisseurs. C’est terrible, être nié à ce point dans sa condition de victime. Je comprends que le juge ait considéré cette hypothèse, c’est son boulot, mais ça a dû être très dur pour le baron Empain d’encaisser ces soupçons en plus de sa séquestration et des tortures subies.
Faire ce film a-t-il changé le regard que tu portes sur les patrons ?
Non. J’ai fait ce film en fonction de ce que je pensais déjà et non l’inverse. Je crois à la lutte des classes, comme un fait, pas comme une idéologie. C’est comme ça : les classes laborieuses n’ont jamais rien obtenu sans lutter, et les intérêts des ouvriers ne sont pas ceux des patrons. Après, l’idée d’une civilisation est d’essayer de faire vivre tout le monde au mieux des intérêts partagés. A côté des conflits, il y a aussi des intérêts communs et des moyens non violents de gérer les conflits : impôts, code du travail, redistribution, etc. Ce qui est insupportable, c’est la barbarie, la violence physique contre les individus.
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