Eblouissante dans Loin du paradis, émouvante dans The Hours, Julianne Moore surpasse toutes les actrices. Flirtant sans cesse avec l’abîme qu’est l’intimité, elle peut jouer toutes les femmes. Américaine trop cultivée, trop new-yorkaise, elle ne se contentera jamais d’une carrière hollywoodienne. Portrait d’une femme tout intérieur.
Un dos unique et, avec lui, une manière inoubliable de traverser un jardin, un geste de la main, un fichu, deux paupières écarquillées en guise d’abandon sur un quai de gare, des lèvres ciselées (deux petits rasoirs). Des signes qui suffisent : Julianne Moore est aujourd’hui incontestablement la meilleure actrice américaine, sinon la seule.
Seule, il n’est pas difficile d’imaginer qu’elle le soit, en tout état de cause, face à son statut ambigu de grande actrice, nominée ces jours-ci aux oscars d’Hollywood pour son rôle dans Loin du paradis. Il n’y a plus de modèles, et encore moins de voies, pour prédire l’avenir cinématographique d’une rousse trop cultivée, trop new-yorkaise pour se satisfaire d’un plan de carrière rectiligne sous les ciels bleus de la Californie. Elle appartient trop à cette petite catégorie d’actrices encore capables d’inspirer un film, d’en susciter l’invention (Todd Haynes ou Paul Thomas Anderson avouent écrire en pensant à elle), d’en être tout à la fois la nourriture et l’essence.
A date récente, on ne voit pour la précéder que Jodie Foster, à la limite. A laquelle elle se sera substituée, sous la demande offensive de Ridley Scott, dans Hannibal, le chapitre II du Silence des agneaux. Mais personne, et encore moins elle (qui continue de se poser la question), ne saurait dire par quel détournement de route elle s’est retrouvée spielbergisée (et pas très intéressante) dans Le Monde perdu, la suite poussive de Jurassic Park.
Avancer en solitude ne doit pas lui faire peur, tant elle n’a joué qu’avec cela : la filmographie de Julianne Moore est un monde perdu à elle toute seule. Au pays des Julianne s’additionnent, film après film, les portraits d’une fille seule, s’isolant, se mettant sous cloche, se posant en rupture, s’affirmant en même temps qu’elle se détache (lire page 34). La cohérence qui en ressort est presque effrayante, jusque dans ses écarts, comme si les films se donnaient le mot pour ne creuser qu’une seule ligne de vie, un seul et même profil de femme à la fois menacée, retranchée et déterminée : de Short Cuts à Boogie Nights, de Safe à Loin du paradis, jusqu’à The Hours qui sort ce mercredi, dont elle assure la partie émouvante, esquisse préparatoire (elle l’a tourné, enceinte jusqu’aux dents, juste avant le Todd Haynes) du rôle de démembrée intime qu’elle parachèvera dans Loin du paradis.
Lointain, donc, le paradis de Julianne Moore : loin de la compagnie des hommes et de leurs archétypes, loin des bonnes sociétés, des bavardages Rotary, flirtant avec cet abîme que l’on appelle l’intimité. Ou (depuis, disons, Bovary) la féminité. Abîme, parce qu’il faut pouvoir assumer la « maladie » que porte Julianne Moore dans Safe, dans Loin du paradis, dans The Hours, et qui n’a pas d’autre nom que l’extrême lucidité d’une conscience, donc d’une individualité, face à un groupe, à une société avec ses attentes, ses lois, les places qu’elle vous assigne d’autorité.
La lucidité est toujours ce fil par lequel les Julianne Moore (appelons-les comme ça, elle a l’air « si peuplée à l’intérieur d’elle-même ») avancent éperdument, en funambules. En bas, autour : le vide. Ou ce que Virginia Woolf décrivait comme « le monde vu par la raison et par la folie côte à côte » et que le poète italien Pavese rendu au suicide avait conclu d’un dur « métier de vivre ». A ce titre, The Hours, qui est sans doute un film plus grossier dans ses parallèles que le féroce Loin du paradis, n’en reste pas moins saisissant quand, depuis ses épaisses racines amerloques, il défaille en découvrant qu’une femme ne tient pas tout entière dans un moule à gâteau ou dans la mise de table d’une maison bourgeoise. Loin du paradis ne dit rien d’autre sinon que, dans l’Amérique des fifties, où la femme est la plus petite minorité à l’intérieur des minorités des hommes, il n’y a pas de place réservée pour une identité féminine. Dans l’espace, personne ne vous entend crier. Sur un quai de gare non plus. Elle ferait une sublime poétesse emmurée telle Sylvia Plath écrivant La Cloche de détresse. Qu’importe si elle n’a plus tout à fait 19 ans.
Elle pourrait être épouvantable, virer teigne, en Isabelle Huppert made in USA, toujours plus blindée que son personnage. Mais la grande nuance du jeu de Julianne Moore, c’est l’effort. De tenir vaille que vaille un sourire émaillé (Loin du paradis) ou de donner la conviction d’être « la plus belle salope du Middle West » (Boogie Nights). Elle ne joue pas de mépris et, d’une certaine façon, elle donne l’illusion très habile de pouvoir tenir son personnage sans que rien ne vienne le faire trembler. Ce n’est que lorsque le cours du récit la prive tout à fait d’oxygène qu’elle décide d’un déplacement, d’un changement, d’un effondrement : c’est la détresse sourde d’une classe de gym où une copine lui fait remarquer qu’elle ne « transpire pas » (Safe), c’est l’irrecevable confort d’une cuisine où une bonne voisine se confie à elle en se plaignant de ne jamais pouvoir être femme, puisque ne pouvant pas être mère (The Hours). C’est l’accablement d’une dispute, dans la loggia de Short Cuts, où un mari soûl condamne ses désirs, la rabaisse ; pourtant, elle aurait pu y croire, cela aurait pu marcher. Il suffisait de fermer les yeux.
Voilà pourquoi Maude, dans The Big Lebowski, est son plus mauvais rôle. Parce que l’humour caricatural des frères Cohen, leur incapacité à croquer un personnage autrement qu’en un coup de crayon gras, ne lui allait pas du tout : lui faire jouer les femmes artistes qui crient « vagin ! » à la première seconde en se roulant dans le body painting, c’est demander à un film avec Julianne Moore de commencer par la fin en se fichant de sa trajectoire du début. Elle n’est bien que dans la mutation, la variation.
Vanity Fair a interviewé Juliannne Moore, et c’était nul. Times Magazine a portraituré Julianne Moore, et c’était nul. Entertainment Weekly a applaudi Julianne Moore, et c’était nul. Ecrire à longueur de phrase de Julianne Moore qu’elle est une actrice extraordinaire parce qu’elle mène de front sa carrière et ses trois enfants, c’est lui demander prestement de retourner à sa cuisine. Et, surtout, de ne plus jouer quoi que ce soit qui fracasse le courage admirable des mères de famille américaines. Ne plus jouer les Cathy Whitaker de Loin du paradis, ouverte à toutes les idées progressistes, « même aux Noirs ». On est heureux de vous présenter sa s’ur : Julianne M.
La critique a majoritairement vu en Loin du paradis un mélo. Jusqu’à applaudir le grand retour en forme du genre (immédiatement qualifié de « flamboyant »). Loin du paradis n’est pas plus un mélo qu’une boîte de soupe Campbell peinte par Andy Warhol n’est une soupe. Il est même facile de voir en sa forme mélodramatique retouchée un joli leurre. En le suivant, la critique a oublié que Loin du paradis est un remake non pas de Sirk mais de Safe, la précédente collaboration Moore-Haynes en laquelle personne ne vit un mélo, puisque ça se passait dans les années 80. Pourquoi en passer quand même par Sirk : parce que l’avantage pour Moore et Haynes, en pastichant Sirk, en reprenant sa gamme de coloris, c’est de retrouver le roux. Le roux ? La couleur de la révolte de Julianne. On sait que Todd Haynes avait écrit un rôle de rousse, quand Julianne Moore lui rétorqua que l’Américaine emblématique des fifties était blonde ou n’était pas.
Julianne Moore, elle, est rousse, de la tête aux pieds, comme le savent tous ceux qui ont vu Short Cuts (elle y repassait sa robe sans porter de culotte, et le repassage, mon Dieu, ne fut plus jamais pareil). Elle a fait de sa rousseur le centre de son mystère, l’origine de son monde. L’étrangeté même. Etrangère, y compris à son rôle d’Américaine. La question que Julianne Moore n’a de cesse de nous poser a toujours deux femmes pour paramètre : la première est blonde, c’est l’Américaine. La seconde est rousse. C’est l’inconnue. C’est aussi la solution.
Accompagnant ce roux, une peau de nacre. On pourrait voir au travers (et on a pu voir au travers, dix ans que Hollywood lui parle de ses nus, au nombre de trois ou quatre). Sous ses rôles, qui lui vont comme des secondes peaux, l’autre femme, la femme intérieure, pas la femme d’intérieur. Celle-là, Julianne Moore la sacrifie. Au bûcher de sa rousseur.
Rousse, elle peut jouer toutes les femmes du XXe siècle. Parce que la question n’a pas été réglée. Un costume, un maquillage, un combat (c’est quand même la seule à avoir relevé que Loin du paradis était un film « féministe »). Femmes artistes (en peintre dans Short Cuts, The Big Lebowski, en muse Dora Maar dans Surviving Picasso, en actrice de théâtre tchekhovien dans Vanya, 42e Rue de Louis Malle, en starlette porno virant cinéaste dans Boogie Nights), ou seulement « femmes femmes » (comme dirait Paul Vecchiali). Elle est l’Actrice, c’est-à-dire qu’elle peut aller jusqu’à perpétuer le rôle d’une autre. Elle a repris, en augmentant la charge agressive, le rôle de Vera Miles dans Psycho, pour le remake au carbone de Gus van Sandt. Dans Loin du paradis se transmettent en elle Joan Bennett, Doris Day, Lana Turner, Doroty Malone, Jane Wyman. Elle est comme les fantômes des feuilletons télé : sans commencement ni fin.
Une femme est une femme. Julianne Moore est une femme. Toutes les femmes ne le savent pas. Alors, Julianne revient les venger. En apportant un éclairage. Dans La Fin d’une liaison de Neil Jordan, alors qu’entre les bras de son amant (Ralph Fiennes) elle atteint bruyamment l’orgasme, son mari rentre à la maison. L’amant, un rien flippé, s’interroge « Et s’il nous a entendus ? » La Julianne réponse est vengeresse : « Ce bruit ne lui évoquera rien. » Vertige de la Moore.