Redécouvrir le cinéaste et théoricien allemand disparu en 2014, à Marseille grâce à ses installations vidéo qui interrogent les transformations du travail et de la perception.
Forger les mythologies contemporaines : voilà l’enjeu de la démocratie aujourd’hui, de plus en plus gouvernée par l’art du récit et de la mise en scène. Tel était le constat que dressait en 2010 Yves Citton dans Mythocratie – Storytelling et imaginaire de gauche, un essai analysant l’impact des récits et des images sur nos comportements politiques.
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Dans le champ de la culture visuelle également, l’influence du softpower et du règne des médias ne cesse de croître. Parler de fake news, c’est parler de manipulation par l’image et du contrôle de l’imaginaire collectif. Que l’enjeu se situe désormais au niveau d’une guerre émotionnelle, le cinéaste et théoricien allemand Harun Farocki s’en faisait déjà l’écho en 1968.
Dans un court métrage, il revenait sur une prise de conscience fondatrice pour son œuvre à venir : “L’empathie est un terme trop précieux pour l’abandonner à l’ennemi”, désignant par là le cinéma grand public et l’industrie du divertissement.
La Friche la Belle de Mai après Beauboug
Harun Farocki s’emploiera alors à réintroduire dans le cinéma et l’installation vidéo un autre type d’empathie : un rapport affectif qui ne soit pas figé dans un unique message à délivrer, mais laisse exister la polysémie. Jusqu’à sa mort en 2014, le vidéaste restera fidèle à son intuition de départ : à monde nouveau, nouveaux modes de représentation. Sur plus d’un demi-siècle s’affûte l’une des grandes consciences critiques du XXe siècle, scrutant la mécanisation concomitante du travail et de la perception.
Deux expositions (à Beaubourg, qui s’est achévée le 4 janvier, et à la Friche la Belle de Mai à Marseille) permettent de prendre la mesure d’une œuvre visionnaire, encore mal connue en France. Au Centre Pompidou, la douzaine de vidéos abordait cet automne le versant plus formel de son œuvre : ses réflexions sur le montage, l’histoire du cinéma, le documentaire ou les jeux vidéo, ainsi que ses affinités avec des penseurs comme Walter Benjamin ou Vilém Flusser.
A Marseille, Empathie, le titre de l’exposition, extrait du corpus d’œuvres un thème récurrent : le travail. En neuf installations se décline une réflexion en acte sur le fonctionnement du capitalisme à travers les âges et selon les géographies.
https://www.youtube.com/watch?v=gnCO9l-AHkI
Une variété de pratiques présentée sur différents écrans
Si Travailleurs quittant l’usine en onze décennies compile des scènes d’ouvriers quittant leur lieu de travail prélevées dans l’histoire du cinéma, c’est dans l’essai documentaire entremêlant les sources qu’excelle Farocki. Extraits de caméras de surveillance, procédés de visualisation de données et toutes sortes d’images sans auteur apparaissent dans son œuvre.
Un procédé qui atteindra son apogée avec son dernier projet, le plus radical : Le Travail en une seule prise. Ce projet initié en 2011 en collaboration avec Antje Ehmann restera sa grande œuvre inachevée. Dans quinze villes, des ateliers ont été organisés avec des artistes locaux, qui chacun tourneront une séquence d’une à deux minutes d’un métier en particulier.
Cette coexistence, cette variété de pratiques présentée sur différents écrans fait alors éclater avec une ultime clarté la méthode empathique en question : sans jugement, interférence ou manipulation, sans même imposer de point de vue subjectif, le regardeur est laissé face à une matière brute.
Avec l’accumulation comme seule intention d’auteur, la surcharge sensorielle se charge alors de réveiller cette fameuse empathie – évitant à la fois l’écueil du romantisme béat et du réalisme cynique. Ingrid Luquet-Gad
Empathie Jusqu’au 18 mars, Friche la Belle de Mai, Marseille
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